Florence est habillée en rouge, Bénédicte en bleu. Pour le reste, presque rien ne les distingue. Avec sa BD Jumelle, Florence Dupré La Tour prolonge son cycle autobiographique sous un nouvel angle… celui de la gémellité. En brossant le portrait des Inséparables, elle nous délivre un message humoristique sur la quête identitaire.
Dans ce couple inséparable formé par deux sœurs, il y a Florence Dupré La Tour et Bénédicte. Elles sont jumelles et forment une seule et même entité… du moins le croyait-elle. Après ses BD Cruelle et Pucelle, Florence Dupré La Tour continue son cycle autobiographique et revient sur son enfance sous un angle différent. Avec le même humour aussi incisif que corrosif que dans ses précédentes BD, elle nous raconte une relation binaire qui ne laisse aucune place aux « touseul ». Pire encore ! La petite Florence est persuadée que le monde tourne autour d’elles, les « Florbendit ».
Mais on vous rassure ! Au-delà de l’humour avec laquelle elle raconte ce couple atypique, Florence Dupré La Tour reprend les mêmes ingrédients. Vous vous en doutiez, si elle remonte le fil de son enfance, ce n’est pas uniquement par nostalgie, mais surtout pour déconstruire une morale – encore trop – patriarcale, notamment en ce qui concerne la quête identitaire. Et on peut vous dire qu’elle n’y va pas par quatre chemins !
En bref, une nouveauté BD 2023 à ne surtout pas manquer !
Florence Dupré La Tour explore la question de la dualité du double
Pour Florence Dupré La Tour, un plus un est égal à un. « Dans notre monde, le JE n’existait pas. Nous formions UN ». Explosion de couleurs produites à l’aquarelle, les dessins de Jumelles représentent l’intériorité d’une petite fille avec une justesse désarmante. En utilisant les couleurs et son coup de crayon enlevé, Florence Dupré La Tour exprime l’osmose absolue et le sentiment de toute-puissance qui résulte de cette union gémellaire exclusive.
« Toutes les deux. Toutes seules. Tout le temps. Et rien autour »
Tout commence avant même que les deux petites filles viennent au monde. Nous retrouvons ce qui deviendra les « Jumelles » dans le ventre de leur mère. Des cellules en plein questionnement existentiel… mais « qui parmi la multitude saura me comprendre ? ». Un quart d’heure les sépare, mais tout semble les réunir. Florence et Bénédicte ne le savent pas encore, mais elles sont en train de vivre l’histoire d’amour de leur enfance. Un amour qui s’exprime au-delà des mots « à l’infini, nous étions notre propre paysage » qu’elles vont vivre avec l’ivresse de l’insouciance. Pour elles, les parents, leur sœur, leur frère et leurs camarades de classe n’ont aucune place dans leur harmonie vertueuse.
« Et si à l’intérieur de ce « ON », les contours de Florence comme de Bénédicte paraissaient mouvants, flous, poreux… En revanche, cette troisième personne, « Les Jumelles », semblait constituée d’un matériau à toute épreuve »
Dans leur bulle étanche et inviolable, rien ne semble pouvoir les atteindre. Dans ce roman graphique de 176 pages, Florence Dupré La Tour raconte le bonheur fusionnel avec autant de réalisme que de symbolisme, sans pour autant esquiver les questions liées à toute relation passionnelle. Si la bulle semble incassable, les premières fissures commencent à apparaître…
En effet, si s’affirmer dans une fratrie n’est pas toujours chose aisée, imaginez un peu ce que cela représente de se révéler à soi-même quand vous faîtes partie d’un binôme que personne n’est capable de dissocier… « les miroirs, loin de m’individualiser, nous démultipliaient ». Mais alors… comment trouver sa singularité ? Comment trouver sa place dans ce couple et plus largement dans la société ?
Jumelle de Florence Dupré La Tour : une BD humoristique sur la quête d’identité
Au-delà de l’histoire de ces deux sœurs fusionnelles, Florence Dupré La Tour réussit le joli tour de force de rendre universel le propos de la gémellité. Une question qui lui tient à cœur puisque nombreux de ses héros de BD sont, un jour où l’autre, confronté à la question du double – on pense notamment au personnage principal de Capucin qui finit par se dédoubler mystérieusement. Un propos universel, donc, qui fait écho à la quête d’identité par laquelle nous passons tous un jour. Florence et Bénédicte n’y échapperont pas.
Dans leur couple inébranlable, Florence tient le rôle du garçon « dans ma tête, j’étais un garçon. Mais n’importe lequel. J’étais le garçon de Béné ». Plus forte que sa sœur, elle s’est investie de la difficile mission de protéger sa sœur envers et contre tout. Mais voilà qu’un jour, Bénédicte gagne aux billes dans la cour de l’école… et c’est le drame. Elle ne partage pas sa victoire avec sa jumelle, « j’étais devenue transparente ». On comprend alors que, bien qu’elles aient reçu la même éducation, les deux sœurs sont différentes l’une de l’autre. Et c’est la première fois que Bénédicte ose l’affirmer. Tandis que Florence se plaît dans cette relation exclusive, Bénédicte veut en sortir. Et ainsi commence le début d’une nouvelle histoire.
Florence entre alors dans une phase de déconstruction et construction décisive. Alors que l’adolescence commence de montrer ses premiers signes sur son corps, il se produit « une catastrophe naturelle ». Une catastrophe que Florence Dupré La Tour décrypte sans détour et sans tabou dans sa BD Pucelle. Une catastrophe qui démolit tous ses espoirs, « l’arrivée de mes règles confirmait la pire de mes craintes. Je n’étais pas un garçon ». Mais quand on refuse d’être une fille… que nous reste-t-il ? Avec la mise en scène d’une innocence naïve et ignorante, la petite Florence crie haut et fort qu’elle est un « non garçon », le chevalier de Béné… Une affaire à suivre que l’on a hâte de découvrir dans le prochain tome dont le titre, Dépareillées, nous donne déjà quelques indices sur le chemin que vont prendre les deux sœurs.
Au travers de ces deux petites filles et une bonne dose d’autodérision, disons-le franchement, Florence Dupré La Tour parvient à faire résonner son message chez tous ses lecteurs. En parlant de son histoire personnelle de façon aussi intime que drôle, elle réussit à nous questionner sur nos propres appartenances. On vous rassure, Florence Dupré La Tour n’est pas du genre à donner des leçons de morale… bien au contraire ! Si la petite fille qu’elle fut jadis était fascinée par les histoires d’anges – vous savez, ces êtres christiques qui n’ont pas de sexe défini –, l’adulte qu’elle est devenue vous raconte la vie… tout simplement. Et c’est probablement là que tient toute la force de Jumelle, une BD truculente qui ne mâche pas ses mots !