Parcours sinueux d’une femme en proie aux hasards de la vie et aux caprices du destin, Liv Maria est avant tout l’histoire d’une femme multiple qui refuse de se plier à la simple douceur du quotidien. Mais au-delà de l’image de la femme indépendante, le livre de Julia Kerninon nous interroge subtilement sur les limites de notre liberté…
Dès le titre du livre de Julia Kerninon, la présence identitaire de Liv Maria s’impose aux yeux du lecteur. Comme Phèdre, Jane Eyre, Emma Bovary ou encore Anna Karénine avant elle, notre héroïne cherche à trouver sa place dans ce vaste monde. Un brin hérétique, affranchie et émancipée, Liv Maria est une jeune femme qui force le respect. Une enfant de la liberté. Bercée par les récits ancestraux des plus grands personnages littéraires que son père lui contait avant de dormir, elle était une petite fille rêveuse, « son père était un lecteur, et sa mère une héroïne ». Mais elle… qui est-elle vraiment ?
Paru au format poche en mars dernier, Liv Maria fait partie des livres incontournables de la rentrée littéraire 2020. Dès les premières pages, le lecteur sait qu’il n’est pas face à une héroïne comme les autres. Héritière des grandes tragédies, elle laisse transparaître un frétillement singulier… celui de ne jamais se sentir à sa place nulle part. Au gré des années qui défilent, des différentes identités qu’elle endosse successivement, elle se métamorphose pour tenter de donner un sens à sa vie « Et alors je commence à devenir. Bientôt, je serai vraiment moi ». Mais que se passe-t-il quand l’évasion littéraire ne suffit plus à assouvir ses désirs d’autre chose ?
Entre identité et féminité, Liv Maria flirte avec les limites de l’interdit afin de chercher une nouvelle définition à la liberté… mais peut-on vraiment être libre quand on est une femme ?
Liv Maria de Julia Kerninon : le récit d’une vie de voyages
De son île isolée à l’Irlande en passant par l’Amérique du Sud, la vie de Liv Maria est marquée par le voyage. C’est à l’aube de ses 17 ans que tout bascule. Alors qu’elle arpentait les routes de son île natale en voiture – comme si, déjà, elle cherchait à attraper une forme de liberté dont elle n’avait pas encore réellement conscience – un homme monte dans sa voiture pour lui montrer ce que la masculinité a de plus monstrueux. Propulsée, malgré elle, dans la vraie vie, sa mère l’envoie passer un été à Berlin chez son oncle et sa tante. Un été qui marquera sa vie à tout jamais. Un été qui scellera le sceau de son destin. Un été qui marquera le début de ses vies multiples.
« Elle avait découvert ce dont elle n’avait jamais eu la moindre idée ni la moindre intuition. Ce qu’on pouvait faire avec un corps – avec deux corps. Les frottant l’un contre l’autre comme des silex, longtemps, patiemment, jusqu’à faire jaillir des étincelles, puis le feu, le feu ravageant tout »
Cet été 1987, Liv Maria découvre la capitale allemande comme une île métaphorique isolée du monde et scindée en deux par un mur imposant. Éloignée volontairement de son île insulaire, elle y découvre, pourtant, le pouvoir de la langue et des mots au travers d’une histoire d’amour hors du commun. De celle qui vous marque le cœur d’une cicatrice éternelle. Une relation aussi émotionnelle que charnelle qui perdra Liv Maria dans les bras d’un professeur d’anglais bien plus âgé qu’elle. Mais « on ne peut pas échapper à son propre destin. On le vivra quoi qu’il arrive » et, ça, Liv Maria ne le comprendra que bien trop tard.
Alors qu’elle était partie de son île en jeune fille victime, elle revient en femme accomplie, « elle était partie une année seulement, et en rentrant elle n’avait rien dit à personne de tout ce qui avait changé pour elle ». Mais une femme bafouée et brisée qui ne cessera de se réinventer de nouvelles vies afin de conjurer le manque et l’oubli « ce n’est pas tant ma virginité que j’ai perdue, c’est ma pitié ». Et elle en portera les conséquences toute sa vie durant…
Dès lors, chaque nouvel élan positif dans la vie de la jeune femme se retrouvera indubitablement interrompu. Deuil. Accident. Désillusion. Mensonge. Mais, déterminée, elle trouvera toujours le moyen de rebondir géographiquement pour devenir une autre femme « le contraire d’oublier, Liv Maria, ce n’est pas se souvenir – c’est apprendre ». De la jeune fille effarouchée à Berlin, elle deviendra une redoutable femme d’affaires en Amérique du Sud avant de s’établir comme une mère de famille en Irlande. Portée par ses intuitions et sa capacité à s’affranchir des barrières, Liv Maria change de masque, encore et encore, pour toujours être en mesure de disposer d’elle-même. Mais est-ce aussi simple ? Pas vraiment…
Liv Maria de Julia Kerninon : une ode à la liberté ?
Construit sur des ellipses temporelles maîtrisées et une langue délicieusement domptée, Liv Maria nous entraîne faire le tour du monde sur les traces d’une femme qui se dérobe sous le regard de tous ceux qui ont le bonheur/malheur de poser les yeux sur elle. À l’aube de son énième voyage, au Chili, elle fait la rencontre Flynn, un Irlandais passionné de livres et de bois. C’est le coup de foudre. Liv Maria se sent prête à rejoindre une nouvelle île, l’Irlande, pour mieux plonger dans l’infini des possibles que cet homme lui propose.
Mais voilà que, déjà, le piège se referme sur elle. A peine-t-elle foulé le sol irlandais que le poids et la douleur du mensonge l’étouffent en silence, « Liv Maria se demandait combien de temps on pouvait oublier ce qu’on savait, ne pas savoir qu’on le savait, ou estimer que ce qu’on ressentait était trop improbable pour être vrai ». Pourtant, cette fois-ci, la jeune femme n’est plus seule… elle est membre à part entière d’une famille. Bien qu’absorbée par son rôle de mère, Liv Maria se sent prisonnière d’un passé fougueusement libre. Alors que ses différentes facettes se sont toujours parfaitement superposées, tout explose soudainement « elle ne parvenait pas à se dégager de cette vision de son propre corps comme un territoire déchiré entre plusieurs nations ». Et si elle était devenue sa propre tortionnaire ?
« Nous ne cessons de poser des questions, dans nos vies, pourtant nous n’accordons pas beaucoup de temps à la pensée de toutes celles que nous n’avons jamais soulevées. Elles nous passent à côté, comme des façons de voir le monde qui ne sont pas les nôtres »
En devenant une épouse et une mère, Liv Maria s’est-elle inconsciemment condamnée ? Pourtant, « quand on aime quelqu’un, ses défauts nous demeurent inconnus, comme s’ils étaient des pleins s’encastrant parfaitement dans nos creux, mais sans amour, tout le monde est invivable » et, cela dit, rien ne semble impossible avec Flynn à ses côtés. Alors pourquoi Liv Maria se fissure-t-elle, morceau par morceau, de l’intérieur ?
N’est-ce pas le principe même de liberté qui est finalement remis en cause à travers son mariage et sa maternité ? Rongé par les remords, Liv Maria est une énigme insoluble tant pour ceux qui l’entourent que pour elle-même. Comme une infiltrée dans sa propre vie, elle semble vivre en sursis, comme si le poids de ses mensonges menaçait de s’écrouler à tout instant sur le cours de son existence « la distance n’était plus la question, où qu’elle vive à la surface de la Terre, elle ne pourrait échapper au rayonnement du passé, aux conséquences de ses actes ».
À la fois indomptable et prisonnière des vies qu’elle s’est imaginées, Liv Maria se noie dans ses multiples identités. Qui est-elle ? Portant en elle une dimension aussi mythique que tragique, il lui semble impossible de choisir le visage sous lequel elle sent elle-même. Jamais vraiment heureuse, mais éternellement malheureuse, la jeune femme ne semble pouvoir s’accomplir que dans la fuite éternelle qui définit, selon elle, la liberté.
De sacrifices en expérimentations inhérentes à la liberté, Julia Kerninon relit l’histoire de son héroïne sous une dimension philosophique complexe qui redéfinit la liberté sous l’angle de la limite des possibles. L’autrice ose une héroïne aussi sauvage qu’indomptable – peut-être la femme qui se cache en chacune de nous – qui nous rappelle que pour sortir de sa prison, il faut toujours desserrer quelques écrous… quitte à y laisser des plumes.
En nous rappelant qu’aucune liberté n’est universelle, Liv Maria de Julia Kerninon exhume toutes les identités de la femme pour leur rendre un hommage singulier. « On finit simplement par comprendre. Mais ça nous demande un temps infini ». Liv Maria finira-t-elle par trouver sa vérité ? Rien n’est moins sûr… mais ça, c’est une autre histoire.
« Que saisissons-nous des gens, la première fois que nous posons les yeux sur eux ? Leur vérité, ou plutôt leur couverture ? Leur vernis, ou leur écorce ? Avons-nous à ce moment-là une chance unique de les percer à jour, ou est-ce que cet espoir est absolument vain, parce que le premier regard passe toujours à côté de ce qui est important ? »