C’est un récit bouleversant qu’Amanda Sthers nous livre avec son nouveau roman, Lettre d’amour sans le dire. La poésie des mots se lie à la douceur/douleur des sens dans une longue lettre qu’adresse son personnage, Alice, à un homme qui nous apparaît comme insaisissable. Arrivera-t-elle à le toucher avec ses mots/maux ?
Voyager au Japon sans quitter Paris ? C’est le défi que s’est lancé Amanda Sthers avec son livre, Lettre d’amour sans le dire, paru aux éditions Grasset, le 3 juin dernier. L’autrice cosmopolite, qui partage sa vie entre Los Angeles et Paris, n’y a pourtant jamais mis les pieds… Mais dans son imaginaire, elle construit le Japon comme celui de ses rêves. Un jour, peut-être… La vie ne nous permet pas toujours de faire ce que l’on veut. En attendant, c’est par le biais des romans et de l’écriture qu’elle s’y envole régulièrement.
Alice, comme Amanda Sthers, voyage à travers les œuvres de grands écrivains. Elle cherche, presque désespérément, à mettre des mots sur ce qu’elle n’arrive pas à exprimer à voix haute. L’Amour. Aussi aguicheur que mystérieux, il reste inaccessible. Pourtant, les auteurs essayent de mettre des mots sur son évanescence depuis la nuit des temps. Des grands romantiques de la fin du 18ème siècle aux auteurs contemporains, les voies de l’amour restent ineffables, presque impénétrables.
Mais Alice se sent revivre sous les mains d’Akifumi, un masseur japonais. Pourtant, ils ne peuvent pas se comprendre, mais leurs regards ne cessent de se croiser et de se chercher. Une étincelle renaît alors dans les yeux d’Alice. Puis, tandis que les mains professionnelles de cet homme silencieux se posent sur son corps endolori, elle sent se réveiller un désir écrasé par le poids des années. Alice serait-elle en train de renaître de ses cendres ?
Apprendre à exprimer l’amour sans le dire : la leçon d’Amanda Sthers
Alice et Akifumi sont diamétralement opposés. Ils ne parlent pas la même langue et ne partagent pas la même culture. Pourtant, le simple toucher des mains d’Akifumi sur le corps d’Alice a suffi à réveiller une pulsion qu’elle croyait morte depuis longtemps. Ancienne professeur de français, Alice a déménagé à Paris pour se rapprocher de sa fille. Mais, étrangère à la Ville Lumière, elle n’y trouve pas sa place et ère, tel un fantôme, dans ses rues agitées jusqu’au jour où…
… elle entre dans un salon de thé nommé Ukiyo où un masseur a établi ses quartiers dans une pièce annexe. La gérante du salon, Kyoto, l’entraîne dans l’antre d’Akifumi dans un français imparfait qu’Alice ne saisit pas. Rien ne la préparait à ce qui l’attendait, mais « c’est le destin qui m’a mise sur votre route, pourtant je le croyais étranger à ma vie ». Et puis, Akifumi pose ses mains sur son corps fatigué et c’est la révélation, le retour à la vie.
Dès lors, Akifumi va habiter ses pensées et son corps. Un corps qu’Alice n’utilisait que pour se « déplacer, manger, prendre du plaisir honteusement ou recevoir des coups ». Ces sensations, qui fourmillent par milliers dans tous ses membres, la réveillent d’un sommeil dans lequel elle n’avait même pas conscience d’avoir plongé. C’est le coup de foudre mais, pudique, Alice n’osera pas se déclarer.
Cependant, loin d’ignorer cet appel du destin, elle va prendre des cours de japonais pour essayer d’effleurer du bout de la langue l’insaisissable. Ainsi, elle va découvrir les dessins d’un langage capable d’exprimer des notions que le français ne permet pas de décrire : « On m’a dit qu’au Japon, les gens qui s’aimaient ne se le déclaraient pas. Qu’on évoquait l’amour tout autour, l’état amoureux comme une chose qui dépasse les êtres, les enveloppe, les révèle ou les broie. On ne dit pas « je t’aime » mais « il y a de l’amour », comme il y a du soleil ». Alice ne parvient peut-être pas à l’expliquer, mais elle sait qu’elle doit lui dire qu’il a involontairement insufflé, en elle, un souffle de vie nouveau. Alors elle commence à rédiger une longue lettre d’amour qu’elle introduira sobrement par un « Cher monsieur ». N’est-ce pas Blaise Pascal qui écrivait que « Le cœur a ses raisons que la raison ignore » ?
Lettre d’amour sans le dire : un voyage sensoriel
La plume d’Amanda Sthers est teintée d’une délicate mélancolie langoureuse qui plonge immédiatement les lecteurs au cœur des pensées désordonnées d’Alice. Tout est une question de sens dans Lettre d’amour sans le dire. Le toucher, la vue, l’odorat, l’ouïe et le goût seront vos guides pour une escapade empreinte de poésie au pays du soleil levant.
La lettre d’Alice n’est pas toujours linéaire mais finalement, cela ne lui fait que gagner en intensité narrative. Si nous devions vous donner qu’un seul conseil, ce serait le suivant : laissez-vous simplement guider par la douceur des mots d’Amanda Sthers. Ils vous emmèneront, sans que vous en ayez conscience, dans un pays du bout du monde. Prêts ? Visualisez-vous la beauté des cerisiers en fleurs ? Sentez-vous l’effluve du thé « futsumushi sencha aux feuilles vertes » qui infuse lentement ? Et pouvez-vous percevoir le goût du dorayaki, encore tiède, qui fond sous votre langue ? Alors c’est que vous y êtes presque…

Si vous vous demandiez à quoi ressemble un dorayaki… en voici un exemple !
En revanche, ce que vous n’entendrez jamais, ce sont les mots d’Alice puisque, dans l’impossibilité de les prononcer, elle préfère les coucher sur du papier « Je n’ai d’autre choix que de l’écrire. Sinon je vais m’étouffer de tous ces mots retenus ». Mais si vous faites l’effort d’écouter attentivement alors son professeur de japonais vous transmettra la mélodie des mots. Puis vient l’essentiel, le toucher. Ce courant électrique indescriptible, presque imperceptible, qui naît sous les caresses de cet inconnu. Cette sensation oubliée qu’Alice s’était interdit de ressentir depuis trop longtemps : « J’ai eu moins l’impression de vivre ma vie que d’avoir été vécue par elle ». Mais… n’est-il pas trop tard pour un nouveau départ ? A-t-on encore le droit de ressentir du désir à l’aube de ses cinquante ans ?
Amanda Sthers brise les tabous sur le désir féminin
Un peu à la manière de Camille Laurens dans son roman Celle que vous croyez, Amanda Sthers soulève la question du désir féminin passé un certain âge. Alors que l’image d’un homme quinquagénaire nous renvoie immédiatement le reflet de l’apogée de sa masculinité, les femmes du même âge sont déjà considérées sur le déclin. Le vieillissement est-il vraiment synonyme d’une absence de désir chez la femme ? Est-elle seulement encore désirable ? Derrière l’indéniable mélodie poétique de ses mots, Amanda Sthers s’empare d’un sujet encore jugé tabou dans nos sociétés modernes…
Alice est cabossée. Malmenée par la vie, son corps ne lui a jamais vraiment appartenu. Les hommes de sa vie n’ont jamais voulu qu’avoir l’ascension sur la jeune fille fragile qu’elle était « Ne dit-on pas « posséder une femme » ? ». Adolescente, les hommes la désiraient pour sa fraîcheur, sa beauté mais le pétillant de la jeunesse s’est fané avec les années et Alice s’est crue obligée de refermer cette porte sans jamais avoir joui du bonheur d’être aimée. Mère célibataire à dix-sept ans, sa vie amoureuse s’est suspendue dans le temps. Mais était-ce vraiment de son fait ?
Peut-être un peu « j’aurais voulu qu’on me fasse du bien et je n’ai jamais osé demander » mais si l’on est honnête, on cherchera l’explication ailleurs. A-t-elle encore le droit de désirer un homme après avoir été abîmée par tant d’autres ? Pourquoi laisser Akifumi, cet homme dont elle ne connaît finalement rien, réveiller en elle des pulsions dont elle avait oublié l’existence ? Alice l’avoue elle-même « j’ai toujours préféré le confort du fantasme aux risques de la vie » alors pourquoi maintenant ? Mais peut-être que le fond du problème ne réside pas là et que la question est autre part… Le désir a-t-il réellement une date de péremption ?
Amour, langage, culture, voyage et désir s’entremêlent habilement entre les lignes du livre d’Amanda Sthers. Roman épistolaire sans vraiment en être un, l’autrice bouscule avec justesse certains codes littéraires. Et son audace, mêlée à sa sensibilité, touche indéniablement ses lecteurs. Récemment primé par le prix France Télévision #MonLivreDeLété, Lettre d’amour sans le dire rythmera les lectures d’été des vacanciers en quête d’évasion.
L’amour s’arrête-t-il vraiment aux frontières ? À la langue ? À la culture ? Ou encore à l’âge ? Ne fait-il pas fi, au contraire, des conventions sociales pour mieux les briser ? Ou peut-être que cet idéal n’est viable que dans les romans à l’eau de rose ? Amanda Sthers ne nous donne pas les réponses, mais elle pose les bonnes questions. Mais nous sommes sûrs d’une chose, c’est que vous refermerez Lettre d’amour sans le dire avec une certaine mélancolie. Les histoires d’amour ne finissent pas toujours par « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » mais ne valent-elles pas, malgré tout, la peine d’être vécues ?