Poussière dans le vent de Leonardo Padura : entre idéaux et réalité

Quand vos idéaux sont battus en brèche par la réalité, faut-il partir ou rester ? Telle est l’épineuse question à laquelle le beau roman de l’écrivain cubain Leonardo Padura apporte ses réponses.

Amateurs de littérature latino-américaine, de sagas familiales, d’humour et de polars, ce roman, Poussière dans le vent écrit par Léonardo Padura, est pour vous. Où est, qui est Elisa/Loreta ? Où et pourquoi est-elle subitement partie de Cuba, abandonnant le Clan ? Il faudra attendre la toute fin de ce roman-monde embrassant trois générations, voyager de Cuba à Porto Rico, Madrid, Barcelone, Miami, Toulouse avant de découvrir l’ultime coup de théâtre. Bon voyage !

Leonardo Padura, écrivain cubain, écrivant à Cuba sur Cuba

C’est ainsi que lui-même se définit. Diplômé de littérature hispano-américaine, Leonardo Padura est romancier, essayiste, journaliste et scénariste pour le cinéma. Pour l’ensemble de son œuvre, il a reçu le prix Raymond Chandler en 2009, le Prix national de littérature cubaine en 2012 et le très prestigieux Prix Princesse des Asturies en 2015.

Dans un entretien accordé à la revue Esprit pour son numéro de décembre 2021, l’auteur développe ses intentions pour ce nouveau roman. Quoi de mieux que lui donner la parole ?

« Le roman aux accents autobiographiques s’efforce de livrer le portrait d’une génération à la fin du millénaire »

Le titre a été difficile à trouver, Padura souhaitait Le Clan dispersé mais le titre étant plus ou moins réservé par Alejo Carpentier, c’est une chanson du groupe Kansas qui a finalement été choisi pour titre ; Dust in the wind. « C’est ce que nous sommes » dit Padura. Lorsqu’il évoque les personnages du roman, il concède qu’ « il y a quelque chose de moi en chacun d’eux »  mais que ce sont ces expériences de vie qui lui ont permis de « fabriquer des personnages singuliers, les transformant en des personnes que j’aurais pu connaître ».

Au cœur du roman, l’âme cubaine, « l’insularité cubaine qui pèse tant dans notre identité » : « J’ai tenté de définir ce qui est cubain, non pas avec des concepts philosophiques ou sociologiques, mais plutôt avec des comportements, des attitudes, des manières de comprendre la vie et de la raconter : tout ce qui donne sa couleur particulière à ce que nous vivons en raison de ce que nous sommes ».

Poussière dans le vent de Padura est en grande partie un roman de l’exil. Les Cubains qui émigrent le font souvent pour toujours. Mais, souligne Padura, « le sens de leur appartenance les poursuit toute leur vie, en général sur un mode nostalgique ».

1990, la crise à Cuba : le Clan vacille

Lorsque le roman commence, nous sommes en 2015 avec Marcos et Adela. Il a quitté Cuba, elle, New York, et sont installés à Hialeah. Ils s’aiment et il lui montre une photo de groupe prise en 1990 lors de l’anniversaire de sa mère Clara, le jour de ses 30 ans, et qu’Adela stupéfaite reconnaît à côté d’elle sa propre mère, Loreta. Sauf que Marcos lui apprend que Loreta, alors, ne s’appelait pas Loreta, mais Elisa. Cette femme mystérieuse, dont Adela n’a presque plus de nouvelles, aurait-elle changé de nom, mais pour quelle raison ? Selon Marcos, « Il s’est passé un truc très bizarre. Un jour, peu après la prise de la photo, Elisa a disparu, sans qu’on sache si elle était partie ou si elle était morte, si elle se cachait ou si elle était entrée en lévitation. ». Dès lors, le roman devient une vaste enquête autour de sa disparition.

Au cours des dix parties du livre, elles-mêmes subdivisées en courts chapitres, nous allons de personnage en personnage, d’une ville à l’autre d’une époque à l’autre, naviguant entre 1990 et 2016. Heureusement, l’auteur prend soin de régulièrement nous resituer dans la chronologie, mais les allers-retours entre ces différentes époques les éclairent et sont l’une des forces du roman.

Qu’est-ce donc que ce Clan ?

Clara, Irving, Elisa, puis Horacio, Fabio, Lubia forment la confrérie qui se retrouve dans la maison de Fontanar. S’ajouteront, plus tard, Dario, Bernardo, Joël, Walter. Et, occasionnellement, une certaine Guesty. Ils se vivent comme une génération sacrifiée dans Cuba ravagée par la crise après le démantèlement de l’URSS, laquelle « prend cher ». Irving, le confident du Clan, s’adresse à Clara : « Tu sais que ma sœur a fait ses études là-bas et que, quand elle est revenue, elle était plus conne qu’avant son départ, et à moitié alcoolique …et ma vieille a toujours dit qu’ils étaient bien sympas les Russkovs…mais que si les lames de rasoir russes ne rasaient pas et que leur dentifrice te faisait enfler la bouche, c’est qu’il y avait un truc qui ne tournait pas rond ». Plus loin, « Tu crois vraiment, Clara, qu’on peut rendre la société plus juste en donnant des coups de pied au cul, en ayant aussi mauvais goût et en puant des aisselles ? ».

Tout manque, tout est rationné. En peu de temps, Clara voit que son salaire pourtant maintenu ne suffit pas à payer une course en taxi. Les pilotes et les hôtesses « rapportent tout ce qu’ils peuvent de l’étranger pour le revendre ». C’est le règne de la débrouille en particulier pour la nourriture, rare et infecte. Ceux qui ont un jardin s’en sortent mieux que les autres et vendent les produits de leurs potagers. À l’euphorie de l’état de grâce des années 70, du rêve communiste cubain, succède la désillusion. Et l’envie d’ailleurs pour ceux qui réussissent, non sans mal, tracasseries et renoncement au retour, à partir. C’est « le début de la fin de beaucoup de choses ». « Qu’est-ce qui nous est arrivé », se demanderont sans relâche les membres du Clan désemparés et désespérés face à l’effondrement de leur rêve d’un nouveau monde.

Qui va partir ? Où ? Pourquoi ?  Que va-t-il rester de leur amitié ? De leurs valeurs ? En virtuose de la narration qu’il est, Padura distille les événements au gré des chapitres. Impossible ou presque d’en dire plus sous peine, cher lecteur, de gâcher votre plaisir de lecture qui consiste justement à aller de lieu en lieu, de personnage en personnage. Et les personnages sont nombreux, chacun a droit à sa mise en lumière, certains plus que d’autres comme vous le verrez.

2005-2015 : La génération d’après

 Il s’agit de Ramsès et Marcos, les deux frères, fils de Clara, d’Adela, fille d’Elisa pour citer les plus importants et dont l’auteur a particulièrement travaillé les personnalités, ce qui les rapproche mais aussi leurs radicales différences. Les adultes les regardent grandir, envient leur rapport au monde si différent du leur, sans doute moins politisé, moins chargé d’attentes. Les longues conversations entre adultes et adolescents abondent, et montrent aussi le souci de chacun de comprendre l’autre, au-delà des désaccords inévitables. Ces adolescents vont choisir en connaissance de cause, dans un monde plus ouvert et avec une surprenante maturité, des vies débarrassées de la culpabilité envers le passé. Eux « qui ne se rappellent pas qu’il y a eu un mur de Berlin et que les Soviétiques étaient nos frères » ; eux qui « ne gobent pas les histoires d’avenir meilleur ».

Ce message envoyé aux adultes a sans doute une portée bien plus large qui va au-delà de ce récit.

« Un roman existe d’abord non pas pour raconter une histoire, mais pour enquêter sur la condition humaine »

C’est exactement ce qui fait qu’on s’attache rapidement aux personnages, à leurs préoccupations et à leurs angoisses. Le roman croise beaucoup de thématiques et s’attache à ne pas faire que les éclairer grâce aux nombreuses mises en perspective qu’autorise la structure choisie. Il peut intéresser le plus grand nombre, aussi bien ceux qui ont connu les années 70 que les lecteurs plus jeunes, ceux qui ont l’âge de Marcos ou d’Adela. Tout en restant distrayant par les divers rebondissements éminemment romanesques, Poussière dans le vent de Padura invite le lecteur à réfléchir pour qu’il n’ait pas, lui aussi, un jour, à se poser la question lancinante du roman « Que nous est-il arrivé ? ». À méditer en ces temps troublés.

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