Petit pays de Gaël Faye : de l’insouciance de l’enfance à une réalité indicible

De l’insouciance de l’enfance à l’enfer de la guerre, il n’y a qu’un pas. Pourtant, Gaby aura lutté de toutes ses forces pour nier l’évidence… Petit Pays de Gaël Faye, récemment adapté sur grand écran, est un récit aussi poignant que bouleversant sur la genèse du génocide rwandais vu par les yeux d’un enfant de dix ans. Un livre coup de cœur à découvrir sans plus attendre !

Il y a des romans qui traversent vos vies furtivement tandis que d’autres y laissent une trace indélébile. Petit Pays de Gaël Faye fait partie de ceux qui jamais ne vous quitteront. La simplicité des mots employés par l’auteur donne au récit une force innommable, presque dévastatrice. Lauréat du prix Goncourt des lycéens en 2016, le premier roman de l’auteur franco-burundais est un véritable petit bijou littéraire.

Petit pays : un roman de Gaël Faye

Malgré la période sombre qui transparaît à travers ses lignes, Petit Pays est loin d’être un mélodrame. Et c’est probablement là que réside toute la tension dramatique du destin de ce petit garçon de dix ans. En effet, c’est à travers des mots teintés de nostalgie et de poésie que Gaël Faye nous conte les jours heureux d’une enfance vécue dans un petit coin de paradis « l’existence était telle qu’elle était et que je voulais qu’elle reste. Un doux sommeil paisible, sans moustique qui vient danser à l’oreille, sans cette pluie de questions qui a fini par tambouriner la tôle de ma tête ».

Bienvenue à Bujumbura, au Burundi. C’est dans ce petit pays d’Afrique que vivent Gabriel et sa famille. Né d’un père français et d’une mère rwandaise, le petit garçon coule une existence que l’on pourrait qualifier de privilégiée. Nous sommes alors en 1992 et l’insouciance de l’enfance prime encore sur l’avenir tragique qui guette le pays. Avec la sortie récente du film éponyme réalisé par Éric Barbier, nous avons décidé de revenir sur ce best-seller aussi émouvant que déchirant.

Petit pays de Gaël Faye : le récit d’un génocide annihilé par l’Histoire

Où s’arrête la fiction pour laisser place au réel ? C’est une question que l’on peut se poser à la lecture de Petit pays. Les mots de Gaël Faye sont bien trop troublants pour n’être que le fruit de son imagination… Mais pour mieux comprendre tout l’enjeu et toute la force narrative de ce roman, replaçons les choses dans leur contexte historique, voulez-vous ?

Un peu d’histoire : le génocide des Tutsis par les Hutus

Comment en est-on arrivé là ? Là réside tout le fond du problème. Aussi floues que complexes, les origines du génocide des Tutsis par les Hutus restent mystérieuses, presque irréelles. Cette étrange atmosphère, Gaël Faye l’explique assez simplement dans les premières lignes de son roman « Je ne sais vraiment pas comment cette histoire a commencé ». Tous vivent sur un seul et même territoire, parlent la même langue mais, pourtant, se vouent une haine qui dépasse l’entendement. Mais loin de créer une atmosphère angoissante dès le début de son livre, Gaël Faye met des mots d’enfants sur l’inimaginable : les Hutus et les Tutsis se font la guerre parce qu’ils n’ont pas le même nez.

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À l’origine de cette divergence physique selon laquelle les Hutus seraient petits avec un gros nez et les Tutsis, grands avec un nez fin, on trouve un seul et même peuple partageant une histoire commune vieille de plusieurs siècles. C’est l’arrivée des colonisateurs allemands puis belges qui ont introduit cette idée d’inégalité des races. D’un peuple uni, les Hutus et les Tutsis deviennent alors deux groupes ethniques différents. Dans cette nouvelle conception ethnique de leurs origines, les Tutsis ont bénéficié de privilèges au détriment des Hutus. Les uns sont des fonctionnaires tandis que les autres sont des travailleurs de la terre. Pour résumer grossièrement, la guerre qui oppose les Hutus et les Tutsis prend racine dans une invention occidentale.

Mais lorsqu’en 1962 les Belges quittent le Rwanda, c’est la fin des privilèges accordés aux Tutsis et ils ne tardent pas à devenir les bouc-émissaires des crises à répétition que traverse le pays. Déshumanisés et qualifiés de « cancrelats » par les médias, les Tutsis sont érigés comme les responsables de tous les maux du Rwanda « La guerre, sans qu’on lui demande, se charge toujours de nous trouver un ennemi ». Et bientôt l’impensable devient réalité, ils sont édifiés comme la vermine à exterminer. Le 6 avril 1994, quand l’avion du président hutu, Juvénal Habyarimana, est abattu en plein vol au-dessus de l’aéroport de Kigali, c’est le début d’une guerre civile qui durera 100 jours. Trois mois durant lesquels pas de 800 000 Tutsis perdront la vie pour une cause dont personne ne connaît – et ce encore aujourd’hui – vraiment les origines…

Gaël Faye, un enfant du pays

Mais où se place la petite histoire de Gaël Faye dans la grande Histoire, nous direz-vous ? Eh bien, comme son personnage, l’auteur du livre Petit pays est né à Bujumbura au Burundi d’un père français et d’une mère rwandaise. Et, comme Gabriel, il a été contraint de fuir le Burundi pour la France quand les échos du génocide rwandais ont provoqué une guerre civile dans le pays de son enfance. Et comme Gabriel encore, les effluves du bonheur perdu d’une enfance idyllique n’ont jamais cessé de le hanter. Il avait treize ans et, déraciné, jamais il n’oubliera le pays qui a construit la personne qu’il est devenu.

C’est à Versailles qu’il devient un élève studieux « Grâce à mes lectures, j’avais aboli les limites de l’impasse, je respirais à nouveau, le monde s’étendait plus loin, au-delà des clôtures qui nous recoquillaient sur nous-mêmes et sur nos peurs ». Ses études de commerce le mènent à Londres où il travaillera pour un fonds d’investissement. Mais son âme artistique le pousse à tout quitter pour se lancer dans la musique. En 2014, il sort son premier album intitulé Pili pili sur un croissant au beurre où figure une chanson au nom particulièrement intrigant : Petit pays. Un texte autobiographique où il déclame « Je suis semence d’exil d’un résidu d’étoile filante ». Tout était dit et Gaël Faye ne pouvait pas s’arrêter là. Le regret était trop vivace pour qu’il ne couche pas ses mots sur le papier… Et ainsi naquît l’époustouflant Petit Pays, un roman aussi édifiant que poignant qui ne pourra pas vous laisser insensible…

Petit pays : le récit du début de la fin

Le roman s’ouvre sur un petit garçon haut comme trois mangues, couleur caramel, innocent mais vif d’esprit dont le regard candide est porté par une vérité dont il n’a pas encore conscience « J’ai les yeux marrons donc je vois les autres qu’en marron. Ma mère, mon père, ma sœur, Prothé, Donatien, Innocent, les copains… ils sont tous lait au café. Chacun voit le monde à travers la couleur de ses yeux ». Gabriel ne croyait pas si bien dire… Nous sommes au temps des rires, des bêtises et de l’insouciance. Un temps dont on voudrait qu’il jamais ne se termine « au temps d’avant, avant tout ça, avant ce que je vais raconter et tout le reste, c’était le bonheur, la vie sans se l’expliquer ».

Petit Pays, un roman sur la quête d’identité

Né au Burundi, Gabriel partage des origines françaises par son père et tutsies par sa mère. Mais le petit garçon n’a que faire de l’idéologie qui fait rage en dehors de l’impasse qu’il habite « Je ne suis ni hutu ni tutsi, ai-je répondu. Ce ne sont pas mes histoires. Vous êtes mes amis parce que je vous aime et pas parce que vous êtes de telle ou telle ethnie. Ça, je n’en ai rien à faire ! ».

Mais, malheureusement, la logique enfantine de Gabriel ne pouvait s’appliquer dans un monde où « le bruit des armes se confondait avec le chant des oiseaux ». Cette part d’innocence qu’il souhaitait préserver à tout prix n’avait plus le droit d’exister dans un pays à feu et à sang. Dans cet univers, il faut choisir un camp pour exister, pour être une personne à part entière. Mais ni vraiment français, ni vraiment burundais, ni vraiment tutsi non plus, Gaby n’arrive pas à choisir. Pour lui, seules les règles inventées avec ses copains de l’impasse dans un combi Volkswagen abandonné au milieu de la nature comptaient. Du moins, c’est ce qu’il croyait… Pour lui, l’essentiel était ailleurs.

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Si Gabriel est trop jeune pour le réaliser, le lecteur ne tardera pas à comprendre les origines du conflit à travers les descriptions enfantines d’un monde régi par les inégalités sociales. Mais le petit garçon s’entête à vouloir tenir à l’écart les histoires d’adultes. Au travers de la séparation de ses parents, il a compris que l’univers des adultes était teinté d’une tristesse tantôt violente tantôt lancinante à laquelle il se promet de ne jamais céder. Mais un matin, Bujumbura est plongé dans un silence de mort. Plus aucune âme ne semble habiter la ville tandis que l’air du Crépuscule des dieux de Wagner résonne sur toutes les ondes « plus tard, j’ai appris que c’était une tradition de passer de la musique classique à la radio quand il y avait un coup d’État ». Nous y sommes. C’est le point de rupture entre la douce innocence de l’enfance et le tragique de la réalité du monde.

Entre nostalgie de l’exil et horreur de la guerre

Parler de l’horreur sans jamais vraiment la nommer, voilà toute la puissance des mots de Gaël Faye. Et la vigueur évocatrice des termes employés donne au récit une tournure aussi sublime que tragique… L’auteur a l’art et la manière de nous transmettre les émotions liées à la violence de la guerre dans tout ce qu’elle a d’incompréhensible, d’absurde et de destructeur sans jamais invoquer la terreur à proprement dit. C’est peut-être paradoxal mais les mots sont autant dévastateurs que poétiques. Loin de victimiser son héros, il l’érige comme la voix de tous ceux qui ont vécu le génocide rwandais de l’intérieur sans jamais en saisir tous les enjeux. Le pourra-t-on un jour ?

« J’ai vécu les choses sans les comprendre mais les sensations sont restées » déclarait Gaël Faye au journal télévisé de TF1. Et c’est exactement ce qu’il cherche à transmettre à ses lecteurs à travers son roman bouleversant, Petit pays. Déchiré entre son âme d’enfant qu’il n’est pas prêt à abandonner et le monde des adultes qui vient bousculer sa quiétude, le petit garçon est perdu et ne sait plus à quoi se raccrocher. Et, peu à peu, la réalité du monde extérieur commence à s’infiltrer insidieusement dans toutes les fibres de son être…

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Djibril Vancoppenolle dans le rôle de Gabriel

Sa bulle de bonheur finit de voler en éclats le jour où sa mère revient du Rwanda après avoir tenté de secourir sa famille restée à Kigali. Elle reviendra seule et déboussolée, complètement dévastée. Jamais plus elle ne sera la même. Hantée par des images indicibles, elle devient mutique, un fantôme errant, une ombre effrayante dans la nuit. Chaque nuit, elle vient secouer Ana, la petite sœur de Gabriel, pour « parcourir avec elle ses contrées de cauchemars ». Résignée à ne pas accepter l’horreur de la réalité, celle qui fut aussi pimpante que joyeuse est désormais vide de toute once de bonheur « Nous vivons. Ils sont morts. Maman ne supportait pas cette idée. Elle était moins folle que le monde qui nous entourait ».

Mais finalement, peu importe les images qui resteront, pour toujours, gravées dans son esprit… Gabriel reste profondément attaché à ce pays qui l’a vu naître et grandir. Un pays ravagé par la folie humaine qui est inscrit de manière indélébile sur sa peau, qui coule dans son sang « Pas un jour sans que le pays ne se rappelle à moi. Un bruit furtif, une odeur diffuse, une lumière d’après-midi, un geste, un silence parfois suffisent à réveiller le souvenir de l’enfance ». Son petit pays.

Petit pays : du livre de Gaël Faye au film d’Éric Barbier

Le succès retentissant du roman de Gaël Faye ne pouvait que se solder par une adaptation cinématographique. Et celui qui a mené à bien ce projet n’est autre qu’Éric Barbier, le réalisateur de l’adaptation de La promesse de l’aube, un roman de Romain Gary. Alors ? La transcription de l’histoire de Gaël Faye est-elle une réussite ou un échec cuisant ? On ne va pas vous mentir, les adaptations à l’écran sont souvent des trahisons. En effet, parfois, les images n’arrivent tout simplement pas à supplanter la force des mots d’un auteur. Et c’est un peu ce le sentiment que nous avons eu face au long-métrage d’Éric Barbier. La petite voix intérieure de Gabriel manquait au film pour lui donner la puissance inhérente au récit de Gaël Faye. Mais est-ce un zéro pointé ? N’exagérons rien, nous n’irons pas jusque-là.

Sorti dans les salles obscures françaises le 28 août dernier, Petit pays, le film, commence de manière aussi insouciante et innocente que le roman de Gaël Faye. À la différence près que le long-métrage est tourné en Afrique, on pourrait presque lui donner des allures d’un film de Marcel Pagnol tant l’ambiance est doucereuse. On y voit une nature aride mais chatoyante et des enfants qui courent joyeusement après avoir chapardé quelques mangues. Les rires fusent de toute part et vous ne pourrez empêcher une vague de frisson de parcourir votre corps. Mais si les enfants sont insouciants, en tant que spectateur, vous savez déjà qu’au loin, l’orage politique gronde déjà…

Sitôt le livre Petit Pays fermé que nous voilà déjà assis dans une salle de cinéma pour ne pas quitter l’atmosphère poétique et tragique créée par Gaël Faye. Alors bien sûr, les quelques détails de l’histoire modifiés par le réalisateur n’ont pas pu nous échapper… Mais restons honnêtes, le film reste une adaptation fidèle au roman et c’est déjà un bon point pour Éric Barbier. Tout est là : l’inéluctable guette sournoisement le bonheur indolent de ces enfants et bientôt, les rires feront place aux cris de guerre…

Là où le film se fait plus incisif – et peut-être plus percutant – que le livre c’est dans le dévoilement de l’horreur. Ce qui n’était murmuré qu’à demi-mot dans le roman est violemment affiché aux yeux des spectateurs. Mais est-ce pour autant plus frappant ? Peut-être nous accuserez-vous d’être des littéraires convaincus – ce que, par ailleurs, nous assumons parfaitement – mais la force des mots de Gaël Faye fait naître une puissante émotion que les images du réalisateur seront incapables de traduire. C’est peut-être un comble pour des littéraires mais notre vocabulaire ne sera jamais assez suffisant pour vous décrire la manière dont l’auteur réussit à dire l’horreur de la guerre sans jamais la nommer. Aussi incongru que cela puisse paraître, c’est tout simplement magnifique. L’intensité des mots de Gaël Faye prend racine dans l’indicible et aucune image ne pourra jamais le retranscrire malgré le très beau film proposé par Éric Barbier.

Mais, une chose est sûre, les rires joyeux de cette innocence avortée résonneront pour longtemps encore dans vos cœurs… tout comme les mots savamment choisis de Gaël Faye ne vous quitteront plus jamais. En bref, l’auteur aura réussi à nous raconter son Petit Pays avec une intelligence enfantine gorgée d’émotion. Un livre à lire absolument !

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