Prix Pulitzer 2020, Nickel Boys continue de bouleverser tous les lecteurs qui se plongent dans l’histoire d’Elwood. De sa plume journalistique, mais presque pudique, Colson Whitehead raconte, dénonce et met à nue la violence avec une force littéraire somptueuse – presque paradoxale…
Paru au format poche début janvier 2022, aux éditions Le livre de poche, Nickel Boys de Colson Whitehead personnifie l’humanité innocente sous les traits d’un jeune garçon noir sacrifié sur l’autel de la violence raciale « Du silence, c’était tout ce qu’avait jamais eu ce garçon. Il avait voulu prendre position, et face à lui le monde était demeuré silencieux ». Alors que les mots comme « racisme » ou « ségrégation raciale » continuent de marteler nos discours, presque indifféremment, l’auteur américain réussit à décrire ce que produit le racisme sur un jeune garçon noir aux ambitions idéalistes.
Fasciné par la lutte pour les droits civiques et bercé par les paroles de Martin Luther King, Elwood Curtis est persuadé qu’un avenir radieux l’attend au-delà de ses études. Mais il aura suffi d’une simple erreur judiciaire pour le condamner à un séjour à la Nickel Academy, un « endroit maudit » où être noir vous oblige à une perpétuité de violences aussi injustes que barbares.
En bref, et vous l’aurez sûrement déjà compris, Nickel Boys est un livre nécessaire, un livre à lire absolument pour son récit, sa puissance narrative, son message et ses personnages attachants.
Nickel Boys : de l’histoire vraie à un récit littéraire aussi dévastateur que salvateur
Si le récit de Colson Whitehead est aussi poignant, c’est parce qu’il est tiré d’une histoire vraie. Bien qu’il nous précise qu’Elwood et ses camarades sont tout droit sortis de son imagination, on ne peut s’empêcher de penser à tous ceux qui sont réellement passés par la Nickel Boys Academy – dont le nom même est un ultime affront au mythe de la perfection blanche – ou plutôt la Dozier School, son double réel « La peinture se décollait du plafond en fines peaux mortes et, derrière les fenêtres noires de suie, le ciel était constamment bouché ».
Nickel Boys Academy : double fictionnel de la Dozier School
Si la Nickel Boys Academy est le fruit de l’imagination de Colson Whitehead, les ignominies qui décrites dans son roman sont directement inspirées de la Dozier School, une école de garçons ouverte en 1900, en Floride. Officiellement fermée en 2011, l’école fut, en son temps, le plus grand établissement de redressement américain. Dès 2008, elle fait l’objet d’une enquête ordonnée par le gouverneur de Floride après que d’anciens membres de l’école ont dénoncé les traitements inhumains infligés aux élèves. Au cœur des investigations, une annexe surnommée « la Maison-Blanche »… C’est dans cette annexe que les « perturbateurs » étaient envoyés à l’isolement. Dans cette annexe, également surnommé le « cachot du viol », beaucoup de jeunes garçons y entrèrent pour ne plus jamais en ressortirent… Après multiples témoignages, des fouilles furent engagées en 2013 et une centaine de corps furent retrouvés. Ses recherches ont révélé que, si certains enfants ont été enterrés après un « décès officiel », beaucoup de corps retrouvés ne figurent sur aucun registre. En plus de leur avoir retiré toute once d’humanité, la Dozier School les a privés de toute existence. Et c’est précisément cette identité que cherche à leur rendre Colson Whitehead au travers d’Elwood, Turner et tous les autres…
Oscillant entre le roman historique et le roman policier, Nickel Boys retrace le destin d’adolescents afro-américains dans la Floride ségrégationniste des années 60. Quand le récit de Colson Whitehead commence, Elwood boit les paroles de celui qu’il imagine comme son sauveur : Martin Luther King. Alors que « la violence est le seul lever qui soit assez puissant pour faire avancer le monde », Rosa Parks refuse de céder son siège à un passager blanc dans un bus. Alors qu’elle est arrêtée pour violation de la législation ségrégationniste, des militants boycottent les transports publics. C’est le début de l’ère Martin Luther King et Elwood y voit, enfin, le début de la fin. Le début d’une époque où chacun serait libre d’être ce qu’il est. Pourtant, « le cadeau qu’Elwood reçut pour Noël en 1962 fut le beau de sa vie, même s’il mit dans sa tête des idées qui signèrent sa perte ».
« Nous devons croire dans notre âme que nous sommes quelqu’un, que nous ne sommes pas rien, que nous valons quelque chose, et nous devons arpenter chaque jour les avenues de la vie avec dignité, en gardant à l’esprit que nous sommes quelqu’un »
Martin Luther King
Cultivé, intelligent, perspicace, Elwood Curtis est l’élève parfait. Il s’attire les sympathies de son entourage, de son employeur et de ses professeurs. De caractère égal et optimiste, rien ne semble pouvoir le faire renoncer à ses idéaux. Pourtant, alors qu’un de ses professeurs vient de lui décrocher une place à l’université, sa vie s’écroule brutalement. Alors qu’il monte, en stop, dans une voiture volée, il voit tous ses espoirs volés en éclats. Accusé d’un vol qu’il n’a pas commis, il est envoyé à la Nickel Boys Academy – une maison de correction déguisée sous le nom d’une école. Dans cet enfer, Elwood y fera la connaissance de Turner, une sorte de double sceptique, et tentera tout ce qui est en son pouvoir pour résister et dénoncer les pratiques immorales et violentes de l’établissement.
Bientôt, s’enfuir leur apparaît comme la seule solution, mais… y parviendront-ils ? On vous laisse le découvrir, parce que c’est justement là que tient tout le drame dévastateur de ce roman. Si « fuit était une folie, ne pas fuir aussi ». Tiraillés par cette justice à deux vitesses et un espoir aussi fou qu’irréaliste « Ils nous traitent comme des sous-hommes dans notre pays. Ça ne change pas. Ça ne changera peut-être jamais », le lecteur regarde, impuissant, les deux acolytes résister contre l’indicible.
Colson Whitehead use de la littérature comme une arme contre la violence raciale
C’est avec un souffle littéraire remarquable que Colson Whitehead nous fait vivre le passage d’Elwood à Nickel Boys. De par son écriture journalistique, nous sommes capables de ressentir la moindre des émotions de ses personnages. Et c’est d’autant plus frappant avec Elwood. Nous vivons sa souffrance autant que ses espoirs. Pourtant, chaque lecteur le sait, tout ça n’est que le fruit des illusions d’un adolescent idéaliste qui voudrait croire que « ce n’est plus qu’une question de temps pour que tous les murs invisibles ne s’écroulent ».
Mais, finalement, c’est peut-être ainsi qu’il réussit à nous communiquer la violence inouïe engendrée par le racisme. Vous ne trouverez pas d’envolées lyriques ou de discours larmoyants, c’est en évitant tous les pièges du pathos que Colson Whitehead décrit, avec brio et une certaine sobriété, l’héritage de la violence raciale. « Voilà ce que cette école vous faisait. Et ça ne s’arrêtait pas le jour où vous en parliez. Elle vous brisait, vous déformait, vous rendait inapte à une vie normale ».
« Leurs pères leur avaient appris à mettre un esclave au pas, leur avaient transmis cet héritage de brutalité. Attachez-le à sa famille, fouettez-le jusqu’à ce qu’il oublie tout sauf le fouet, enchaînez-le pour qu’il ne connaisse plus rien d’autre que les chaînes. Un séjour dans une cage à sueur en acier, avec le soleil qui brûle le cerveau, c’est excellent pour mater un mâle noir, de même qu’une cellule sans lumière, une chambre au milieu de l’obscurité, hors du temps »
Érigée comme un mode de vie aux États-Unis, la ségrégation raciale dicte les comportements humains de tout un chacun « Changer la loi, très bien, mais ça ne changera pas les gens ni leur façon de traiter leurs semblables ». Pourtant, rien ne détournera Elwood de son but. Peu importe les discours prosaïques de Turner ou la réalité du monde dans lequel il vit, « ils nous traitent comme des sous-hommes dans notre pays. Ça ne change pas. Ça ne changera peut-être jamais », pour lui, rien n’est et ne sera jamais immuable.
Et, tandis que l’on s’engage dans cette course effrénée avec Elwood, on ne peut s’empêcher d’admirer sa force de caractère et sa ténacité devant l’adversité et la maltraitance dont il est victime injustement « C’est pas une course d’obstacles. Tu ne peux pas renoncer ou contourner les choses, t’es obligé de les affronter. De garder la tête haute malgré tout ce qu’ils te font subir ». Et c’est ce qui rend ce personnage si attachant. Tandis qu’il plie, il ne casse jamais et il réussit à nous insuffler l’espoir. On tremble avec lui, oui, mais on espère aussi. Très fort.
Pourtant, « Elwood, ses beaux impératifs moraux et ses très belles idées sur la capacité des humains à s’améliorer. Sur la capacité du monde à se réparer » nous semble, parfois, trop idéalistes. Alors que les violences raciales continuent de secouer le monde entier (et plus particulièrement les États-Unis), Nickel Boys n’a jamais autant paru une lecture aussi nécessaire. Le temps a coulé, les choses ont changé, mais tout n’est pas résolu. Dans une vision humaniste, Colson Whitehead réhabilite le nom de jeunes garçons noirs avant de nous rappeler, avec tact et retenue, que le combat est loin d’être terminé. Et qui mieux qu’Elwood pour s’en faire le porte-parole ?