Virginia Woolf est sans conteste l’un des plus grands écrivains du 20ème siècle. Si elle était une autrice remarquable, c’était également une femme très fragile. D’ailleurs, nombreux sont ceux à s’être demandé si son talent relevait du génie littéraire ou de la folie… Pour essayer de mieux comprendre ce monument de la littérature britannique, (re)plongeons-nous dans l’une de ses œuvres majeures, Mrs Dalloway.
Virginia Woolf avait l’art incontestable de manier sa plume avec élégance. Caractérisée par de longues envolées poétiques, son œuvre est marquée les débuts du féminisme et une grande prouesse artistique. Mais derrière ce génie littéraire se cache une femme fragile, sensible et torturée par ses démons intérieurs. Dépressive, elle trouve rapidement refuge dans l’écriture. Mais rongée par un mal sur lequel elle n’arrivera jamais à mettre de mots, elle se donnera la mort prématurément en 1941 : « J’ai la certitude que je vais devenir folle : je sens que nous ne pourrons pas supporter encore une de ces périodes terribles. Je sens que je ne m’en remettrai pas cette fois-ci. Je commence à entendre des voix et ne peux pas me concentrer. Alors je fais ce qui semble être la meilleure chose à faire ».
Les romans de Virginia Woolf sont aussi simples que complexes. C’est un peu paradoxal, on vous l’accorde mais pas de panique, on vous explique ! Si la trame narrative des romans de l’autrice britannique est souvent très simple – ne vous attendez pas à des intrigues alambiquées, vous seriez déçus ! – elle est néanmoins très complexe dans sa construction. En effet, si les ressorts de l’histoire n’ont rien d’extraordinaire, Woolf prend le temps d’explorer en profondeur les pensées de ses personnages par le biais de ce que l’on appelle le stream of consciouness – ou flux de conscience en français.
Souvent traduit en français par courant de conscience ou flux de conscience, le stream of consciousness est un mode narratif qui vise à transmettre au lecteur les nombreuses pensées qui passent par la tête d’un personnage. Souvent comparée à un monologue intérieur, cette technique d’écriture a pour but de dépeindre les pensées humaines dans leur forme brute et peu importe qu’elles soient ordonnées ou non. L’emploi de cette notion se caractérise, parfois, par une lecture difficile. En effet, il n’est pas rare qu’un auteur passe des pensées d’un personnage à un autre sans faire de transition. Le stream of consciousness a été mis au goût du jour par le psychologue William James et a été utilisé par de grands noms de la littérature comme Virginia Woolf, James Joyce ou encore William Faulkner.
Publié en 1925 dans sa version originale puis en 1929 dans sa version française, Mrs Dalloway, un grand classique de la littérature britannique, continue d’interroger ses lecteurs. À l’image de son autrice, le roman est marqué d’une profonde mélancolie. Passé et présent s’y entremêlent avec une certaine nostalgie alors que les regrets refont cruellement surface. Avec Mrs Dalloway, Virginia Woolf vous invite à une balade lyrique rythmée par le « ding dong » de Big Ben…
Mrs Dalloway : une déambulation physique et mentale dans les rues de Londres
Si originalement Mrs Dalloway était intitulé The hours, ce n’est pas un hasard. Le roman de Virginia Woolf se fait une sorte d’éloge du temps qui passe. Les heures, les minutes et les secondes s’étendent, lancinantes, et amènent les différents personnages à dresser une sorte de bilan de leur vie. Rattrapés par leur passé, ils sont alors forcés de se replonger dans des souvenirs qu’ils auraient préféré oublier…
La matinée de ce jour du mois de juin 1923 avait pourtant commencé de la plus douce des manières pour Clarissa Dalloway. Dans sa grande maison, les domestiques s’affairaient pour la grande soirée qui aurait lieu le soir même et « Mrs Dalloway dit qu’elle achèterait les fleurs elle-même ». Vous le comprendrez très vite, cette soirée se caractérise comme l’apogée de l’intrigue. Pourtant, son enjeu est minime… il tient dans un jeu hypocrite des apparences. C’est l’endroit où il faut se montrer quand on appartient à un certain cercle de la bourgeoisie londonienne. Si tout le gratin de la société est présent, personne n’est venu pour Clarissa. Ils préfèrent lui sourire poliment pour mieux juger silencieusement ses manières guindées. Serait-ce de la jalousie ? Peut-être un peu.
Vous l’aurez compris, l’essentiel de Mrs Dalloway est ailleurs. Mais revenons-en à notre promenade matinale dans les rues de Londres. Ne nous dites pas que la sortie de Clarissa vous ennuie déjà… Oui, certes, il ne s’y passera rien d’extraordinaire, mais une chose est sûre, elle ne s’attendait certainement pas à revoir ses fantômes du passé surgir au coin d’une rue… Et vous non plus ! Pourtant, ce qui n’était que des souvenirs d’un été lointain passé à Bourton va reprendre abruptement vie sous ses yeux.
Cette incartade dans les pensées de Clarissa fait-elle de ce personnage l’objet central du roman ? La question est légitime, mais nous dirons plutôt qu’elle représente, en réalité, le point d’entrée pour observer un microcosme bien particulier… Celui des pensées humaines. En effet, Virginia Woolf rompt avec les codes de l’écriture traditionnelle pour nous décrire la réalité du monde dans sa complexité la plus âpre, mais aussi la plus sincère… Rapidement, on se rend compte que cette journée anodine se construit comme le symbole de toute une vie.
Le roman de Virginia Woolf se fait l’écho d’un capharnaüm à plusieurs voix
On ne va pas vous mentir, Mrs Dalloway n’est pas le roman de la littérature britannique le plus facile à lire qui soit. Il faut être conscient qu’il est presque impossible de se laisser emporter, de manière insouciante, par les envolées lyriques de Virginia Woolf aussi magnifiques soient-elles. En effet, la femme écrivain qu’elle était s’emploie, ici, à décrypter la complexité des pensées humaines et dans sa volonté, elle interrompt volontairement et abruptement le lecteur dans sa lecture. En effet, pour l’autrice, c’est là que réside l’essentiel du roman « Elle en était arrivée à penser que la seule chose digne d’être racontée, c’est ce que l’on ressent. L’intelligence était bête. On devait simplement dire ce que l’on ressent ».
Si, dans un premier temps, nous sommes immergés dans les pensées les plus intimes de Clarissa Dalloway, nous ne tarderons pas à être projetés dans celle d’un autre personnage. Sans transition. Et l’on comprend que Clarissa n’est rien d’autre qu’une infime partie d’un tout qui la dépasse « cela avait-il vraiment de l’importance qu’elle dût inévitablement disparaître à tout jamais ; que tout cela dût continuer sans elle ; fallait-il le déplorer ; ou bien n’était-ce pas consolant de croire que la mort était le terme de tout ? mais que d’une certaine façon dans les rues de Londres, dans le flux et le reflux des choses, ici, là, elle survivrait ».
Le chemin de pensée de Clarissa ne sera donc pas linéaire. Un peu à la manière de son roman le plus expérimental, Les Vagues, Virginia Woolf initie un monologue intérieur à plusieurs voix. En effet, par le biais de la technique du stream of consciousness, nous entrerons successivement dans les pensées d’une fleuriste déçue par la vie, d’une femme qui aurait voulu se lancer dans la politique, de Richard et Elisabeth – le mari et la fille de Mrs Dalloway – mais surtout dans celles de Peter Walsh et Septimus Warren Smith.
Peter Walsh n’est personne d’autre que l’amour de jeunesse de Clarissa. Et si l’on est vraiment honnête, probablement le seul homme qu’elle eût jamais aimé réellement. Mais Peter est un personnage volage qui s’est toujours tenu éloigné de l’hypocrisie bourgeoise dans laquelle Clarissa évoluait. Une chose en entraînant une autre, le fossé s’est creusé entre eux pour faire de la place à Richard Dalloway qui finira par les séparer à tout jamais. Si chacun de leur côté, ils essayent de se convaincre que leur histoire d’amour est terminée, le lecteur n’est pas dupe. Ils sont toujours profondément attachés l’un à l’autre.
Et puis, au milieu de ce capharnaüm assourdissant, on trouve Septimus Warren Smith, un soldat revenu complètement détruit de la guerre. Ses fantômes à lui sont réels et se manifestent sous la forme de spectres revenant le hanter dans les allées de Regent’s Park. Peter croise son chemin et, l’espace de quelques secondes, se fige. Mais qui est donc ce fou qui parle aux oiseaux ? Pourtant, plus on avance dans le roman de Virginia Woolf et plus nous sommes en proie aux doutes. Pourquoi le plus délirant des personnages nous apparaît comme le plus sain d’esprit ? Woolf interroge ses lecteurs. Qu’est-ce qui est le plus insensé finalement ? La petite bourgeoisie londonienne ou celui qui refusera, dans un acte ultime, de se soumettre au pouvoir des médecins ? La réflexion est d’autant plus pernicieuse que la folie de Septimus serait le reflet de celle de Virginia Woolf elle-même…
Il y a de quoi perdre la tête dans ce méli-mélo de pensées. Et nous comprenons mieux pourquoi le prénom de plume du personnage de Tatiana de Rosnay, dans Les Fleurs de l’ombre, finit par irrémédiablement par déteindre sur sa personnalité… Où s’arrête la folie pour laisser place au réel ? Sommes-nous réduits à être la somme des jugements nés dans le regard des autres ?
Mrs Dalloway ou comment Virginia Woolf critique subtilement les conventions sociales de la petite bourgeoisie
En s’introduisant dans les pensées de ses personnages, Virginia Woolf crée une véritable mosaïque humaine, mais plus encore, elle brosse le portrait de la société londonienne du 20ème siècle. Et, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la paix est encore toute relative. En effet, les réminiscences des combats sanglants flottent douloureusement dans les esprits de tous les personnages tandis que l’Angleterre se félicite éhontément de sa réussite. Mais là où Virginia Woolf se montre la plus critique, c’est envers ce pays qui glorifie ses défunts héros tandis qu’il fustige ceux qui osent souffrir d’un choc post-traumatique. Elle fait alors le procès d’une médecine psychiatrique hasardeuse qui condamne ses patients au lieu de leur apporter du soulagement…
L’absolution trouverait-elle alors racine dans la mort ? Septimus, même si « Il ne voulait pas mourir. La vie était belle. Le soleil chaud. Mais les êtres humains… », préfère en finir plutôt que de laisser les vils médecins gagner. Mais Clarissa Dalloway, quant à elle, continue de marcher sur le fil ténu de la vie, aussi fragile soit-il. Elle s’emploie à tirer une leçon des tragédies pour aller de l’avant. Elle trouve dans l’histoire de Septimus une raison de vivre. Si froide d’apparence, elle porte en elle le poids de ses regrets.
En effet, si de prime abord, Clarissa Dalloway nous apparaît comme une femme mondaine de la petite bourgeoisie londonienne – et peut-être un peu hautaine – elle dissimule derrière ses sourires de nombreux secrets. D’ailleurs, Peter Walsh est le seul à voir clair dans son jeu et la qualifie de mystère à élucider. On lui décèle rapidement une fragilité et une grande sensibilité au monde qui l’entoure « Elle avait perpétuellement la sensation, tout en regardant les taxis, d’être en dehors, en dehors, très loin en mer et toute seule ». Cette sensation de décalage vient probablement de l’ambivalence de son intimité sur laquelle elle n’arrive pas à mettre de mots. Alors que le souvenir de Sally s’invite dans ses pensées, il réveille des sentiments qu’elle croyait avoir définitivement enfoui. Audacieuse, Virginia Woolf aborde l’homosexualité au milieu d’un siècle où le monde n’est pas encore prêt à l’accepter « une chose centrale qui irradiait ; quelque chose de chaud qui venait percer à la surface et faisait frissonner le froid contact entre homme et femme, ou entre femmes ». Alors Clarissa se tait mais le lecteur attentif percevra ses fêlures tandis que Big Ben, imperturbable, continuera de marquer les heures.
Le roman de Virginia Woolf fait partie de ces classiques que l’on peut relire encore et encore sans jamais en saisir toute l’essence, la beauté et l’enjeu. À l’image de son autrice, Mrs Dalloway est inqualifiable, voire insaisissable. Entre poésie, outrecuidance et une maîtrise parfaite de son sujet, l’autrice britannique fait douter son lecteur et l’amène à poser un regard nouveau sur le monde. Alors folie ou génie littéraire ? On vous laisse en décider…
Du livre à l’adaptation cinéma : que vaut Mrs Dalloway de Marleen Gorris ?
En 1997, Marleen Gorris se lance dans l’adaptation au cinéma du roman de Virginia Woolf. Il fallait oser, disons-le franchement ! Mais loin de déplaire aux spectateurs, le film Mrs Dalloway tend à mettre en exergue les sentiments des personnages. Si Virginia Woolf avait l’art et la manière de plonger dans les plus intimes de ses personnages, Marleen Green s’emploie à montrer ces émotions dissimulées. Est-ce que Virginia Woolf aurait cautionné ce parti pris ? Pas sûr…

Mrs Dalloway interprétée par Vanessa Redgrave
En effet, le film tombe beaucoup plus souvent dans le sentimentalisme que le roman de Virginia Woolf si bien que les personnages en deviendraient presque caricaturaux. Mais peut-on vraiment en vouloir à la réalisatrice ? Est-ce si facile d’illustrer le flux de conscience à l’écran ? Là encore, toute la complexité de Virginia Woolf et ses livres pose question. Peut-on réellement porter à l’écran un génie de la littérature qui continue d’interroger les plus grands critiques littéraires ? En bref, et vous l’aurez sûrement compris, ce classique de la littérature anglaise n’a pas fini de faire parler de lui. Adaptées au cinéma ou pas, Virginia Woolf et sa Mrs Dalloway n’ont pas fini de nous torturer l’esprit. Mais n’était-ce pas précisément son intention ?