Libre comme une déesse grecque : libérons les mythes des préjugés

Il se murmure que ce petit ouvrage aux couleurs vives connaît une vogue inattendue auprès des hommes désireux d’envoyer les « bons signaux » aux femmes qu’ils fréquentent et courtisent. En leur offrant cet essai, ils leur révèlent discrètement qu’ils chérissent les déesses, mais surtout les femmes libres, affranchies des servitudes domestiques et sociales.

Pourtant, Libre comme une déesse grecque n’est pas un livre à réserver aux Amazones modernes. C’est aussi un cadeau qui ravira la maîtresse en fin d’année, les hôtes qui vous accueilleront cet été, vos neveux et nièces trop grands pour passer leurs vacances sur Harry Potter, vos parents qui n’ont plus rien à lire et vous-même qui avez besoin de vous rafraîchir la mémoire sur les grands mythes grecs. Qui, en effet, n’aime pas la mythologie ?

libre comme une déesse grecque laure de chantal

Relire les grands mythes grecs d’un œil libéré des préjugés, tel est en effet le parti pris de Laure de Chantal, agrégée de lettres classiques et éditrice aux Belles Lettres. Nous avons tous le souvenir d’Andromède enchaînée, d’Iphigénie sacrifiée, de Médée répudiée, de Pénélope tissant sans trêve sa toile en attendant qu’Ulysse revienne de ses errances émaillées d’aventures amoureuses, avec Calypso et Circé notamment. Ces souvenirs tenaces sont propres à nous enfermer dans l’idée que la mythologie et les Grecs seraient d’éminents représentants de ce qu’on appelle désormais « le patriarcat », des machos voire des misogynes, reléguant les femmes à des rôles passifs et secondaires dans la grande épopée des héros.

Or, comme nous le montre l’autrice, il n’en est rien : son ambition est de nous montrer au contraire la plasticité des mythes ; en effet, l’interprétation que nous en faisons est bien souvent le reflet de nos propres idées et surtout de nos conditionnements séculaires. Comme l’indique le sous-titre donné à l’œuvre, « dans la mythologie, le meilleur de l’Homme est une femme », les idées de Laure de Chantal sont plutôt féministes et, comme elle nous en fournit la démonstration magistrale, il n’est nul besoin de forcer les mythes pour découvrir que cette lecture féministe est tout à fait permise si ce n’est encouragée par les récits antiques.

Le cas de la déesse grecque Ariane

Prenons l’exemple d’Ariane, que les vers si célèbres de Racine ont consacrée en héroïne abandonnée et éplorée : « Ariane, ma sœur, de quel amour blessé, / vous mourûtes au bord où vous fûtes laissée ? » s’écrie la malheureuse Phèdre en plein désespoir amoureux. À cette image interposée dans nos mémoires par la poésie racinienne, Laure de Chantal oppose la révolte de l’Ariane de Catulle : « Non, la mort n’éteindra pas la flamme de mes yeux ni mon corps épuisé ne perdra la force de ressentir sans que j’aie demandé aux dieux le juste châtiment de celui qui m’a trahie, et invoqué, dans mon dernier soupir, la protection des cieux ». Elle est loin de se laisser abattre sans protester ni se venger ! Ainsi, l’autrice complète les versions canoniques de ces grands mythes par d’autres, parfois moins connues ou moins fréquentes, inventées par des auteurs qui ont souhaité compléter, enrichir, nuancer ou infléchir les récits plus anciens. Ainsi, dans certaines traditions, Ariane, loin de mourir seule sur son île, est sauvée par Liber, le dieu romain de la fête et de l’ivresse, qui la renomme Libera, « la Libre », faisant de leur couple un modèle d’union conjugal représenté notamment sur les célèbres fresques d’une villa de Pompéi, la villa des Mystères. L’autrice convoque donc de multiples œuvres, empruntées à des arts ou à des époques différentes, y compris des œuvres contemporaines, puisque notre époque ne cesse de repenser et retravailler ces récits. Il s’agit également pour l’autrice de combattre la vision parfois univoque que nous pouvons avoir de la mythologie.

déesse grecque

Ariane abandonnée, Angelica Kauffmann

Le cas de la sorcière Circée

Car c’est la mythologie par elle-même qui est le lieu de la liberté par excellence ! Comme nous sommes plus familiers de religions dogmatiques, appuyées sur des livres dont on ne saurait changer une syllabe, nous ne pouvons manquer d’être surpris par ces histoires qui se métamorphosent au gré du conteur ou de l’écrivain. Laure de Chantal nous laisse admirer leur souplesse, leur bigarrure et leur miroitement. Elle fait dialoguer récits, versions et traditions entre eux, et les confronte à notre expérience quotidienne. En témoigne l’analyse passionnante qu’elle nous livre sur la grande Circé. « La Circé tyrannique aux dangereux parfums », comme l’écrit Baudelaire, figure au premier rang de ces magiciennes si redoutées par les hommes de tous les siècles qui considèrent avec suspicion une femme prompte à transformer ses hôtes en animaux, et particulièrement en porcs. Mais ce pouvoir de métamorphose, en apparence extraordinaire et redoutable, ne lui viendrait-il pas, comme le suggère l’autrice, de ces hôtes eux-mêmes qui, par leur arrivée bruyante et exigeante, l’incitent simplement à leur donner l’apparence qui convient aux mœurs qu’ils manifestent ? L’intérieur devient l’extérieur : « Lorsqu’ils arrivent aux abords du palais de la déesse, les vingt-deux hommes qu’Ulysse a envoyés en mission ne trouvent rien de mieux que de hurler, tous, en chœur, comme des guerriers qu’ils sont et des porcs qu’ils vont devenir. […] Dérangée par le bruit, « la déesse à la fraîche voix » interrompt son ouvrage dont Homère nous dit admirativement qu’il est un chef-d’œuvre, à la fois grand et délicat, brillant et mémorable. Lorsqu’elle vient en personne ouvrir la porte, la belle équipée sauvage se rue à l’intérieur, comme une bande de brutes voraces et assoiffées qui ont tôt fait de s’asseoir sur les sièges et les trônes en bois précieux, tandis que Circé, toute déesse qu’elle est, leur prépare à manger. » Le propos de l’autrice est servi par une langue impeccable, érudite sans être pédante, impertinente et sachant susciter la complicité avec ses lecteurs et lectrices. Ceux-ci en effet ne manqueront pas de se reconnaître dans certaines figures mythiques (en particulier tous celles et ceux peu à peu enfermés dans un rôle de maître.sse de maison corvéable à souhait ; à ceux-là d’ailleurs nous rappelons que l’album jeunesse A Calicochon d’Anthony Browne peut être une saine lecture pour eux comme pour leur entourage).

déesse grecque

Circé offrant la coupe de drogue à Ulysse, John William Waterhouse

L’autrice n’hésite pas à s’appuyer, de façon fort intelligente, sur l’étymologie des noms des figures convoquées. Le nom de Circé renvoie ainsi au « cercle, et de manière générale à tout ce qui est rond, à l’anneau ». Laure de Chantal met en lien cette étymologie avec le caractère autonome et autarcique de Circé, « inclassable et indépendante, c’est Circé qui est en elle-même une île : tel est peut-être le message caché contenu dans l’anneau de son nom, secret merveilleux, mais douloureux tant il est dérangeant qu’une femme soit seule ; notre vocabulaire en porte la marque cuisante ». Ainsi, Circé peut encore être une inspiration pour toutes les femmes qui ne se revendiquent ni célibataire, ni célibattante, mais autonomes et libres, capables d’accueillir des Ulysse de passage tant que cela leur convient à tous les deux, puis de les laisser repartir de bon cœur, quand il ou elle s’en lasse.

Enfin, l’essai est organisé en grands chapitres, « les créatrices », « les guerrières », « les savantes », « celles qu’ils disent oui », « celles qui disent non », qui opèrent des liens intéressants et inattendus, entre Daphné et Antigone, par exemple, ou qui permettent que se côtoient des figures très connues comme les Sirènes et des figures plus confidentielles, comme Flora. Bref, tant pour les spécialistes que pour les profanes, il y a beaucoup à apprendre dans cet ouvrage qui donne un « coup de jeune » à ces belles histoires. Il nous les rend plus accessibles, plus intimes, tant il les mêle à nos propres existences, à nos propres questionnements, arrachant certains personnages à leurs légendes noires, comme « Médée sans complexe » ou « Clytemnestre, chienne de garde », à leurs relents hystériques, comme « Je suis colère, je suis Junon », ou à une vision superficielle, comme « Hélène la ravissante », par exemple, qui retrouve une profondeur souvent méconnue grâce à ces pages.

Bref, n’hésitez plus, parcourez cet ouvrage, dans l’ordre avec rigueur ou sérieux, ou selon vos envies, en piochant et en picorant au hasard ; achetez-le pour vous ou empruntez-le à ceux à qui vous l’aurez offert. Il est certain que vous ne regretterez pas ces heures passées en compagnie de ces héroïnes si lointaines dans leur genèse, mais si présentes dans leurs épreuves et les solutions qu’elles inventent pour les surmonter !

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