Il fallait oser réécrire Madame Bovary au temps du web 2.0. Nathan Devers s’y emploie dans Les Liens artificiels en nous racontant l’histoire de Julien.
C’est une histoire écrite et racontée par la fin. Dès les premières pages de ce livre de la rentrée littéraire 2022, le lecteur connaît le sort du héros, Julien Libérat, qui choisit de se suicider en live sur les réseaux sociaux. Informer d’emblée le lecteur de cette issue fatale pourrait ôter tout suspense : en réalité, ce procédé donne à son destin la grandeur d’une tragédie. Le suspense réside en fait ailleurs. Puisque le geste du personnage n’a pas été expliqué, le lecteur s’interroge immédiatement : comment, pourquoi Julien en est-il arrivé là ? Qu’est-ce qui l’a conduit à s’arracher de la sorte à l’existence comme les gladiateurs des temps antiques, sous les pleurs et les cris de haine d’un public virtuel, pris dans une sorte de rapport déréalisé à l’existence de l’autre dont on finit par oublier qu’il est un être de chair ?
Les liens artificiels ou comment déréaliser sa vie
C’est précisément le propos du roman de Nathan Devers : explorer les mécanismes qui font que nous déréalisons peu à peu nos vies et celles des autres, en consacrant chaque jour des heures plus nombreuses à des univers qui n’existent pas, les mondes virtuels. Nathan Devers met en scène les fameux métavers, dont il imagine un exemplaire si bien imité, si semblable à notre monde, un « Antimonde » si réussi, qu’il serait capable de capter l’attention de milliards d’utilisateurs prêts à s’y immerger au travers de leur avatar. Comment supporter, dès lors, de continuer à vivre une vie étriquée dans la réalité si décevante quand on peut exister, penser, ressentir, jouir de manière bien plus intense dans un autre ? Au stade de développement technologique qui est le nôtre, ce n’est plus vraiment de la science-fiction, mais cela pourrait bien être le péril qui nous guette d’ici quelques années, sinon quelques mois.
« Sterner et ses collègues savaient que c’était la dernière fois qu’ils contemplaient la Terre en l’absence de ses hommes. Pure, blanche de lumière, elle s’allongeait derrière les ordinateurs. À force de la surveiller, ils s’annihilaient lentement dans la vision de cet horizon brut. Elle était intacte, la nudité du réel, elle s’étalait à l’infini comme une écorce lisse. Rien ne venait la troubler, sinon l’avalanche imminente des nouveaux habitants. Ils déferleraient bientôt, les pionniers du virtuel. Là-bas, ils s’implanteraient jusqu’à tout recouvrir. Sur ce terrain immense, ils abonderaient de nulle part, sitôt arrivés et déjà décuplés. Chauffés à blanc par la hâte de jouer, ils apporteraient avec eux une énergie brûlante. Chaque territoire serait dans leur viseur. À terme, c’est le globe entier qu’ils maculeraient de leur bruit permanent. La porte serait ouverte au vacarme sans fin. »
Cet Antimonde, donc, a été créé par un autre protagoniste du roman, Adrien Sterner, qui n’est pas sans rappeler tout ce que notre époque comporte de grands patrons de la tech, obnubilés par le désir d’être des démiurges, tant ils méprisent leurs contemporains : seul Dieu leur apparaît un rival à la hauteur de leurs ambitions. Cet Antimonde pourrait être un lieu où l’humanité repartirait de zéro, un nouvel Eden où la société pourrait être plus juste, plus solidaire, où la nature, vierge encore, pourrait être davantage respectée et protégée. Il n’en est rien. Sous la protection de son anonymat, chacun vient y laisser libre cours à ses désirs, en particulier ceux de dominer et de jouir, et y transgresser règles et lois, morales ou sociales. Toutes sont devenues facultatives, sauf les règles du jeu. Les joueurs ne redoutent en effet qu’un châtiment, celui d’être chassé de ce paradis virtuel.
Quand Julien s’y plonge à son tour, c’est en homme profondément meurtri : ses ambitions artistiques ont fait long feu, sa rupture avec May, sa compagne, après des mois de désamour et son emménagement dans un studio en banlieue parisienne l’ont laissé exsangue et amer. En entrant dans l’Antimonde, il espère rebattre les cartes, réparer les injustices de son existence, effacer les échecs, se libérer de ses inhibitions pour que cette « anti-existence » soit davantage conforme à ce que les réseaux sociaux aujourd’hui qualifient de « vie réussie ». Dès lors, dans cet antimonde qui ressemble à s’y méprendre au nôtre, où l’on vit, comme le pressent Julien, « ensemble et séparés », quel destin choisira-t-il d’offrir à Vangel, son avatar ? Certes, Vangel lui vole la vedette, car il devient le nouveau héros du roman, mais il promeut aussi Julien au rang d’auteur, capable de rencontrer le succès dans l’Antimonde.
Nathan Devers met à nu nos addictions virtuelles
Dans ce roman dont la couverture est particulièrement attractive et bien choisie, Nathan Devers nous confronte à notre addiction au monde virtuel qui nous enveloppe chaque jour davantage de ses technologies tentaculaires. Certes, pour nous rassurer, nous nous dirons que l’Antimonde n’a pas (encore) été inventé (quoique les métavers actuellement proposés en soient une préfiguration) et que nous ne laisserons pas autant de place à nos écrans dans nos vies que le protagoniste. Nous sommes certains de garder le contrôle sur l’usage de nos smartphones, tablettes et ordinateurs. Toutefois, si l’on y regarde d’un peu plus près, le ver n’est-il pas déjà dans le fruit ? Les mêmes mécanismes de narcissisme, de catharsis et de compensations de nos frustrations ne sont-ils pas en germe et en action dès que nous nous connectons à internet ou aux réseaux sociaux, comme l’a montré également l’excellent documentaire Derrière nos écrans de fumée ?
Il y a cette scène frappante, au début du roman, quand Julien se repasse le film des premiers moments qu’il a passés avec May : celle-ci refait deux fois, dix, quinze fois… le même cliché du couple qu’elle forme avec Julien dans un miroir, celui de l’immeuble où ils emménagent. Elle veut obtenir la photo parfaite pour son compte Instagram : « alors enfin, elle put dévoiler ce selfie-mirror à la face du monde. C’était officiel : à travers cette photo, May Carpentier (@may_crptr) informait ses deux cent trente-sept abonnés qu’en ce 27 juin 2017 elle aimait le reflet de son couple ». Évidemment, quand la scène est représentée et raillée, nous nous empressons d’en rire avec le narrateur. Toutefois, comme quand J. Kessel écrit dans la préface de Belle de Jour : « je l’ai choisi, ce sujet, comme on prend un cœur malade pour mieux savoir ce qui se cache dans un cœur sain », il n’est nullement certain que nous soyons si différents de May quand nous nous empressons de photographier le moindre des moments agréables que nous passons pour l’afficher sur notre feed et susciter likes, admiration et/ou envie.
Le moins que nous puissions dire c’est que ce roman, comme Les enfants sont rois de Delphine de Vigan, nous pousse à interroger la relation que nous entretenons à ces fameux écrans. Nulle volonté de les vouer aux gémonies, chez le narrateur, ou de nous faire la leçon : cela serait à la fois passéiste et inutile. Comme le montre l’épisode de La Grande librairie représenté dans le roman, où débattent Beigbeder et Finkielkraut, il est illusoire de s’opposer à la modernité technologique, à ses facilités, à ses appâts : c’est, au mieux, un créneau médiatique comme un autre, au pire l’occasion de s’attirer les foudres du public. Il est plus pertinent, sans doute, de nous donner les moyens d’en faire un usage lucide et raisonné. Il me semble que c’est dans cette optique qu’est écrit le roman de Nathan Devers, qui mêle écriture romanesque, écriture poétique et réflexion philosophique, pour nous confronter aux illusions et aux insuffisances de nos existences, mais aussi aux dangers des remèdes auxquels nous serions tentés de recourir sans prudence.
Nathan Devers décrit longuement la robe de May, l’ex de Julien, ornée d’un motif de cordes. Cette mention, qui revient comme un leit-motiv, paraît être la métaphore du lien qui nous attache au monde virtuel : nous croyons qu’il nous libère des contraintes qui entravent nos mouvements et nos désirs dans le monde réel, nous croyons pouvoir à chaque instant nous libérer de ces « fils » que nous saisissons dès que possible pour oublier ennui, contrariétés ou frustrations, mais en réalité nous nous retrouvons en un clin d’œil ligotés à cette vie prétendument « augmentée ». Quand la lumière de l’écran s’éteint, il n’y a plus que nous, écœurés, désœuvrés, pantelants et pleins d’amertume devant une existence rendue terne par le chatoiement menteur de l’ « anti-existence ».
« Le métavers n’était plus une interface où s’affichaient des images mais une fenêtre grande ouverte que Julien traversait, qu’il enjambait en toute transparence. Sans bouger, il était passé de l’autre côté, il pénétrait à l’intérieur du trompe-l’œil, il déplaçait des perspectives en 3D au rythme de ses pas, il s’égarait dans un univers où les images vibraient comme des choses et où les choses elles-mêmes flottaient, fantomatiques. L’environnement qu’il explorait ne se situait ni dans le monde ni dans son écran. C’était un brouillard d’espace qui oscillait entre les deux. C’était une planète où tout était vraisemblable et où rien n’était vrai. »
Si, dans le roman, Julien n’a réussi à se libérer de son addiction à la fenêtre de son écran qu’en sautant de la sienne, puisse cette fenêtre ouverte par l’Ancien Monde – le genre romanesque ici représenté par Nathan Devers – nous libérer du miroir aux alouettes qu’est trop souvent le Nouveau Monde virtuel.