Les Aquatiques d’Osvalde Lewat : le roman d’une colère émancipatrice

Ce premier roman au titre énigmatique d’Oswalde Lewat, autrice camerounaise, raconte la difficile accession d’une femme africaine, Katmé Abbia, à l’autonomie et à la liberté. Dans un pays fictif, le Zambuena, on découvre sous une plume acérée qui n’oublie ni l’humour ni l’autodérision, une famille privilégiée, du moins de l’extérieur. De l’intérieur, c’est autre chose, bien moins enviable.

Les Aquatiques s’ouvre sur la scène d’enterrement de Madeleine, mère de Katmé Abbia, le principal personnage. L’héroïne a 13 ans. Elle ne verse aucune larme. Le cercueil est trop étroit, la fosse trop petite, c’est un enterrement raté. Le ton est donné croit-on ? Oui et non. Ce remarquable roman évoque un concerto baroque tant le ton, l’atmosphère, le propos varient au fil des pages. Baroque aussi par la diversité et le nombre de personnages. Baroque enfin par l’alternance de scènes comiques et tragiques. Oswalde Lewat nous entraîne dans un pays inventé (quoique…) le Zambuena, à la rencontre de personnages hauts en couleur, attachés aux traditions et perclus de préjugés pour les uns, prêts à payer le prix de la liberté pour d’autres, moins nombreux.

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Les Aquatiques : bienvenue au Zambuena !

La mort et la conscience de la mort, sont très présentes, en témoignent en particulier les deux scènes d’enterrement de Madeleine. Après l’échec du premier, la construction d’une autoroute va nécessiter le déplacement de la tombe (un grand moment que celui de l’exhumation) et un nouvel enterrement qui devra être parfaitement réussi et répondre à tous les critères, y compris celui du gaspillage tous azimuts. « Célébrer les morts s’avérait plus impératif que prendre soin des vivants ». Cette fois-ci, on fera les choses en grand, il y va de la carrière politique de Taschun, préfet d’Akriba, la capitale, et époux de Katmé.

Il n’y a pas que la mort au Zambuena rassurez-vous, il y a aussi la nourriture et ces plats aux sonorités exotiques pour un lecteur européen. Vous humerez l’odeur des plantains braisés, dégusterez la pulpe onctueuse des safous cuits à la cendre chaude, les beignets aux haricots. Mais je ne saurais vous priver d’une des recettes : « Félicie avait trouvé des sauterelles, des termites, des hannetons les avait assaisonnés avec de l’ail, du sel, du piment, du poivre blanc, du gingembre, du basilic, les avait laissé mariner avant de les rôtir à la poêle, sans huile pour les hannetons, quelques gouttes pas plus pour les termites et les sauterelles ». Vous laisserez-vous tenter ?

L’art a une place importante dans ce roman, en particulier à travers l’étonnante exposition préparée par Samuel Pankeu. Le titre « Ante mortem » choque ou intrigue, c’est selon. Son contenu encore plus : Les Aquatiques ? C’est en fait une série de photographies qui présentent « des visages terrifiés émergeant des eaux usées, d’inondations » que Samy propose à son exposition, encadrées de « tôle ondulée rouillée, de métaux usés, de papier mâché ». Un « radical désespoir éclatait de chacune des scènes ».

Est-ce « bien, beau, moderne » ? Tant que ce jeune homme se contente de sculpter des panthères aux pattes bleues, de présenter d’inquiétantes photographies, mais ne se mêle pas de faire une carrière politique, tout va bien. Le Zambuena se veut un pays moderne où chacun est libre de penser ce qu’il veut. À condition de ne pas le dire trop fort.

Osvalde Lewat nous dévoile l’envers du décor

L’autrice construit au fil du roman un paysage politique et social bien loin de l’exotisme de pacotille et la charge est sans concession. Le pouvoir est aux mains des hommes. Des vrais. De ceux qui décident de tout, qui ne supportent pas la contradiction. De ceux qui sont prêts à toutes les bassesses et toutes les trahisons pour une once de pouvoir en plus. De ceux qui n’hésitent pas à recourir à la violence à la torture. Cynisme des uns, stupidité des autres, ignorance et mépris des besoins d’autrui pour tous. Des noms ? Inutile, ils sont quasiment tous concernés, même si Oswalde Lewat a la finesse de nuancer ses portraits : presque tous ont leur moment d’humanité, parfois trop tard. On échappe ainsi aux caricatures faciles.

« L’universalité des droits de l’homme s’arrêtait aux portes du Zambuena »

Dans ce contexte, Samy Pankeu est un personnage essentiel. Sculpteur, plasticien, homosexuel dans un pays pour qui c’est la tare suprême. Samy et Katmé se sont rencontrés au lycée. Une forte amitié les lie. Il sera le parrain de ses filles jumelles, il a même un statut officieux de beau-frère de Taschun. Ses œuvres dérangent certes, mais se vendent, en particulier chez les dames bien nées du Caz, club sélect des Amies du Zambuena. Le roman construit très progressivement la chute de Samuel à la suite d’une dénonciation dans un pseudo journal « Tropiques matin ». Certaines scènes qui s’ensuivent sont à la limite du supportable et montrent un rejet quasi hystérique de ce qui n’est pas conforme aux mœurs du pays. À côté de cette violence, les scènes habituelles de corruption passeraient presque pour une aimable coutume.

Les Aquatiques brosse le portrait d’une femme « au rabais de soi-même »

C’est Samy qui emploie une première fois cette expression lors d’un échange très vif avec Katmé. Cette femme est un vrai personnage de roman, avec ses atouts, ses convictions, ses failles, ses espérances. Admirable parfois. Mais aussi docile et soumise aux exigences d’un mari « au visage rond, presque poupin, au regard prématurément vieilli […] l’air d’un jeune homme ayant commis une effraction physique dans le monde des seniors ». Taschun exige que sa femme le serve à table alors qu’ils ont des domestiques, la rudoie, se comporte comme un hussard. Elle subit, ravale ses larmes, émeut et agace, exaspère et attendrit.

Sa vie est celle d’une privilégiée, sans doute représentative de ce que vivent les femmes de ce milieu dans les pays d’Afrique noire. Nourrie à « Harlequin » et aux romans de Barbara Cartland, elle devient professeur d’économie sociale et familiale pour gagner sa vie. Elle aime son métier, ses élèves. Elle-même a vécu dans la pauvreté. Sa « chance » sera de plaire à Taschun, jeune homme très ambitieux qui gravit rapidement les échelons dans l’administration jusqu’à devenir préfet de la capitale et qui entend bien ne pas en rester là. Sa femme n’est qu’un instrument parmi d’autres pour avancer. Katmé devient alors « maman préfète », intendante d’une grande maison : « mes rêves étaient peuplés de listes de courses. Comme mes élèves me manquaient ! ». Elle qui a échappé à « un destin de mendiante » distribue à la volée des billets de banque aux enfants pauvres qui accourent dès qu’ils reconnaissent son Rav4. Son père, Innocent (!) Patong, a esquivé son mariage et ne réapparaît que pour le deuxième enterrement de Madeleine, laquelle avait aussi « abandonné » ses filles par sa mort théâtrale et prématurée. Dès lors elle comprend : sans Taschun et son « nouveau monde » elle est « si peu que sans lui elle n’était rien ».

Il faudra les difficultés de Samy avec la justice, les violences subies par Keuna la galeriste « cette lilliputienne à l’allure de whisky frelaté » pour que Katmé s’interroge : « L’authentique insolence de cette femme qui avait peut-être mon âge me subjugua, me donna envie de m’en emparer, de m’enfuir en l’emportant sous le bras ». Difficile cependant de s’affranchir de la tutelle de ces hommes quand ils ont « des yeux verts, des yeux de chat », sont métis, grands, cultivés comme Aleksandre Fortès. Tout le contraire de Taschun. Double prison. Autant de freins.

C’est, vous l’aurez compris, un roman fort, attachant, encore plus après une seconde lecture où l’on appréhende mieux la situation des femmes et des homosexuels dans ce pays « imaginaire ». La première partie est écrite à la première personne. Le ton parfois distant, parfois amusé, l’humour froid interpellent. On entend une voix singulière. Les deux parties suivantes sont ensuite écrites à la troisième personne, les personnages s’affinent. Ils sont très nombreux, avec des noms pittoresques. Vous rencontrerez Kizito, frère de Samy, Mama Récia, Sennke, soeur de Katmé et la très mauvaise Maman Caramel. Les scènes tantôt touchantes, tantôt drôles ou pathétiques s’enchainent et emportent l’adhésion du lecteur qui devine le dénouement. Plus on s’en approche, plus l’indignation gagne. Katmé peut-elle devenir la Katmè, l’envolée, celle que sa propre mère rêvait d’être ?

Pour finir, et afin de mettre Les Aquatiques d’Osvalde Lewat en perspective, je ne peux que vous conseiller Mokhtar et le figuier d’Abdelkader Djemaï, paru lors de la rentrée littéraire de septembre 2022, qui nous présente un autre un pays et une autre atmosphère à travers le regard d’un enfant.

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