Le silence et la colère : la suite du Grand Monde expose une saga familiale en chantier

On a quitté la famille Pelletier en janvier 2022 avec Le Grand monde, la voici de retour en janvier 2023 dans Le Silence et la colère… finalement l’attente n’a pas été trop longue. Vous êtes prêts pour la suite ? Prévoyez deux ou trois soirées pour vous plonger dans le tome 2 de cette saga familiale qui confirme Pierre Lemaitre comme un grand de la (très bonne) littérature populaire.

Le silence et la colère : on prend les mêmes et on recommence…

C’est un peu le principe d’une saga. Nous retrouvons la famille Pelletier quatre ans après la fin du premier tome. Nous sommes en 1952, scandée en trois périodes sur le seul mois de février, un très court et ultime chapitre prend place en mars 1953.

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Et ça repart avec le rituel pèlerinage à Beyrouth, fragile symbole d’une unité familiale, mi-réelle, mi fantasmée, mise en musique par Louis, le patriarche. Chacun des enfants Pelletier a de bonnes raisons raisons de vouloir y échapper.

« Cette année, chacun d’eux avait une nouvelle fois un prétexte pour se soustraire à cette obligation ; Hélène avait la hantise d’une trahison ; Jean, l’angoisse d’une faillite ; François, lui, ne vivait plus depuis que Nine avait disparu. »

Je pars du principe que, puisque vous lisez cette chronique, vous avez lu la précédente sur Le Grand monde. Le deuxième chapitre nous emmène vers un thème nouveau et inattendu : une enquête demandée à François sur la propreté des Françaises. Vous pourrez en lire le résultat signé Françoise Giroud, à l’époque journaliste au magazine Elle, puis, bien plus tard, directrice de l’Express et grande féministe, en annexe à la fin du livre. Le contenu de ce questionnaire est sidérant pour les lecteurs et lectrices d’aujourd’hui. Impensable même, voire franchement scandaleux ! Certains critiques ici et là en ont d’ailleurs profité pour faire un procès d’intention à l’auteur témoignant par là d’une profonde méconnaissance de ces années 50 et de la façon dont on élevait et considérait les filles à cette époque. Pierre Lemaitre traite cette période avec le regard de de l’époque, il en va aussi de la crédibilité du roman. Mais son ironie est perceptible pour tout lecteur un tant soit peu attentif.

Pierre Lemaitre rend hommage à Zola, de Tati à Dixie

Après Le Grand Monde, un premier tome qui jongle avec les codes du roman d’aventures, ce second opus de la saga rend hommage au roman social à la Zola. L’auteur a en tête le célèbre Au bonheur des dames et les clins d’œil sont nombreux. Pierre Lemaitre revendique cette filiation, s’émerveillant de ce que Zola ait pu écrire les Rougon Macquart sans tableau Excel quand lui en fait largement usage.

« Je remplis les cellules au fur et à mesure. Je visualise ainsi la répar­tition des moments-clés, la réapparition des personnages. Je peux vérifier l’équilibre entre les chapitres, m’assurer que je n’oublie aucun membre de la famille… »

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jean Pelletier n’est pas Octave Mouret. Il a quelques crimes sur la conscience et les soupçons s’accumulent, surtout que le juge Mallart aime fouiner. Prise d’empreintes, portraits robots, vêtements égarés, l’étau se resserre. Pas suffisamment toutefois pour empêcher Jean de vouloir mener à bien son grand projet : l’ouverture d’un grand magasin où tout serait vendu le moins cher possible. On songe au magasin Tati, tant la description est évocatrice de cette chaine jusque dans la conception de l’enseigne. Tati sera Dixie, nom choisi par Geneviève. Évidemment, rien ne se passera tout à fait comme prévu, la faute à l’implacable – et fort déplaisant – Guénot, à la très surprenante Gisèle mais surtout au talent rare de Jean pour s’attirer les ennuis.

Quant à Geneviève « celle qu’on adore détester » elle n’a rien de la très charmante Denise. Le low cost, non merci ! Pauvre Jean, ne cesse de se dire le lecteur, sans le plaindre tout à fait tant les déboires s’acharnent sur lui au point d’en devenir risibles.

« Jean venait tout juste de rembourser le crédit de douze mois qui avait servi à l’achat de ces appareils lorsque le Salon des arts ménagers 1952 ouvrit ses portes sur une Geneviève bien décidée à « prendre le meilleur », c’était son expression. « Ce qui ne vaut pas cher ne vaut pas grand-chose, disait-elle. Nous ne sommes pas assez riches pour acheter bon marché ». »

Pierre Lemaitre la décrit comme « un personnage-plan » C’est une méchante, une vraie, très prévisible, ce qui suscite la jubilation du lecteur chaque fois qu’elle survient dans la narration, mais, dit l’auteur « on ne sait pas jusqu’où »  et en fait on ne le saura pas dans ce tome 2. Lemaitre veut laisser au lecteur une chance de répondre à l’énigme : mais pourquoi est-elle comme ça ? Il y a, semble-t-il quelques indices, à vous de les découvrir. Geneviève, « c’est une promesse littéraire ».

Le silence et la colère : les 30 glorieuses, pas pour toutes !

Les femmes n’ont pas la vie facile. Il faut repeupler la France au sortir de la guerre. Publicité interdite pour les moyens de contraception (d’une efficacité toute relative) et chasse à l’avortement qui fait dire à l’auteur que les années 30 avaient, à cet égard, été plus tolérantes. Entre donc en scène le très chafouin inspecteur Palmeri, chargé de la protection des mineurs et de la natalité, aux méthodes pour le moins contestables. Jugez-en : insinuations, menaces, chantage, « preuves » extorquées, le tout sous couvert d’un discours nataliste hautement moralisateur. Il n’hésite pas à s’attaquer à ce brave docteur Marelle. Les noms propres de ces deux personnages prêtent à d’assez intéressantes supputations quant à ce qu’il faut vraiment savoir d’eux. Essayez. Hélène va se retrouver enceinte de Denissov, patron du journal où travaille aussi son frère François, chargé des faits divers. Qui pour la sortir de ce mauvais pas ? Nine, la mystérieuse compagne de François ? Marelle ? Une avorteuse ? À qui en parler sans courir le risque de finir en prison ? Comme l’écrit fort justement l’auteur, « si l’avortement restait une affaire de femmes, sa répression restait principalement une affaire d’hommes. ». En contrepoint comique, la très encombrante grossesse de Geneviève enceinte pour la deuxième fois.

« Aucune femme n’avait jamais été autant enceinte que Geneviève ». Oui, mais de qui ? Ah ça, on ne sait pas, enfin, pas tout de suite… mais faites la connaissance de Colette, sa fille, une petite vive et pleine d’initiatives grâce à qui vous passerez deux chapitres aux urgences, l’occasion de vivre d’émouvantes retrouvailles familiales ponctuées des gémissements de Geneviève, toujours sur le point d’accoucher dès que l’attention se détourne d’elle.

Pendant ce temps, à Beyrouth…

Louis Pelletier a une passion pour la boxe. C’est un vrai découvreur de talents, tel ce Lucien Rozier, un troisième couteau qui gagne pourtant tous ses combats, comme c’est étrange ! La glorieuse incertitude du sport dans toute sa splendeur. Cela nous donne l’occasion d’apprendre plein de choses intéressantes sur ce Lucien Rozier aux talents multiples, de faire la connaissance de Jef, l’aveugle aux pouvoirs de séduction inattendus, capable de remplacer Angèle, l’épouse de Louis, restée à Paris pour soutenir Geneviève. Vous pourrez goûter, au moins en imagination, son délicieux hrissé et découvrir qu’il y a de lucratives façons de perdre un combat de boxe.

Le silence et la colère esquisse un problème d’énergie, déjà…

Pierre Lemaitre ne s’en cache pas, pour traiter le sujet du barrage de Chevigny et de l’inondation du village éponyme, il s’est inspiré de celui de Tignes.  On retrouve également la même histoire pour le Lac de Serre-Ponçon et la disparition du village de Savines en 1959. Il cite ses sources à la fin du roman. Mais cet épisode a surtout l’intérêt pour le lecteur de faire revivre un village de ces années 50, et il nous délivre une vigoureuse galerie de portraits : Lambert Ropiquet d’Orval, Gaston Buzier, patron de la scierie, Emile Blaise le boulanger, Honoré Campois le patron du café, le Père Lacroix et Raymonde l’institutrice, Besson d’Argoulet le passionné de vieilles pierres. Et le si serviable  docteur Marelle. Deux figures se détachent cependant : l’énigmatique ingénieur Destouches et l’adorable Petit Louis. Le village bruit de sa révolte en gestation, de sa détestation d’une administration toute puissante, de l’inéluctable résignation à venir. Les scènes d’empoignades verbales au café font bien comprendre la difficulté de la situation, du renoncement à toute la vie d’avant.

« Ce qui était notre chance est devenu notre drame »

Pourtant, « Dynamités, les anciens bâtiments du village continuent d’exhiber leurs ruines avec un remarquable entêtement ». Le futur village de Chevigny-le-Haut ne ressemble à rien, tout ou presque est à faire. On promet aux habitants une prospérité nouvelle et la perspective de devenir une attractive région touristique sans compter le service énergétique rendu à la nation. Lorsque ce tome se referme, on en est au stade des promesses sans échéance.

Mais pas d’histoire d’amour dans Le silence et la colère ?

Disons que ça a l’air passablement laborieux pour les trois couples du roman. Geneviève et Jean, vous avez bien compris que c’est compliqué comme on dit sur un profil Facebook aujourd’hui, tant pour leur vie affective que pour les affaires. En ce qui concerne François et Nine, beaucoup de non-dits et de mystères viennent menacer leur histoire d’amour. Reste Hélène, perturbée une bonne partie du roman par la décision d’avorter. Mais rassurez-vous, Pierre Lemaitre sait doser déceptions et promesses, même si, avouons-le, on se doute bien qu’il va falloir contrebalancer certains aspects assez noirs du roman. Donc on attend que ça s’arrange, à des degrés variables pour les uns et les autres. Une chose est cependant clairement perceptible, c’est l’affection de l’auteur pour la plupart des personnages.

Alors oui, il y a certains clichés du roman populaire dont Pierre Lemaitre joue et se joue. Donnons la parole à l’auteur : « On n’arrête pas de faire du neuf avec du vieux »… « j’ai envie que le lecteur croie à mes personnages, mais aussi qu’il continue à croire que c’est un roman et donc qu’il continue à être critique. L’ironie, le second degré, c’est fait pour ça ». « Le rôle de la littérature, c’est de créer le doute».

Mission (une nouvelle fois) brillamment accomplie. Le tome trois est sur les rails, patience !

En attendant, pourquoi ne pas s’offrir le plaisir nostalgique d’une relecture d’Au bonheur des dames ? Et profitez-en pour découvrir l’art du romancier à partir de ce document qui retrace les grandes lignes de l’histoire du barrage de Tignes.

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