La nuit des orateurs de Hédi Kaddour se veut une plongée haletante dans un épisode peu connu de la Rome antique et de la vie d’un des plus célèbres écrivains romains, Tacite, auteur du « Dialogue des orateurs ».
Sans que vous ne vous en rendiez vraiment compte, en quelques pages seulement, vous serez embarqués. La nuit des orateurs est un roman qui cherche aussi à nous faire prendre conscience de la fragilité des contre-pouvoirs, politiques ou intellectuels, pour nous rappeler d’œuvrer nous aussi à leur sauvegarde.
C’est l’histoire d’une nuit, une nuit critique où se joue le sort de deux grandes figures de la littérature romaine, Tacite et Pline le Jeune, deux auteurs qu’on imagine souvent austère pour l’un, plus primesautier pour l’autre. Loin de l’image un peu figée qui se dégage de leurs œuvres sur lesquelles nombre de latinistes se souviendront d’avoir peiné, le lecteur les redécouvre ici dans leur complète humanité et surtout dans leurs ambivalences, craignant de mourir, mais craignant par-dessus tout de ne pas être à la hauteur des vertus et des exemples que leur ont enseignés leurs ancêtres, les figures intransigeantes de la République Romaine.
Les deux futurs écrivains, alors jeunes sénateurs, ont accepté d’aider l’un de leurs pairs, Senecio, dans le procès qu’il a intenté contre un familier de l’empereur qui n’a eu de cesse de s’enrichir et d’enrichir son maître en multipliant les rapines dans la province dont il était responsable, la Bétique. C’était presque défier l’empereur lui-même. Non content de remporter une première victoire, Senecio est allé jusqu’à composer l’éloge d’un philosophe stoïcien et chantre de la République, condamné à mort par Vespasien, le père de l’empereur actuel. N’a-t-il pas poussé trop loin son avantage ? Les trois sénateurs le paieront-ils de leur vie ? C’est sur cette incertitude que le romancier avance comme sur une corde raide.
C’est aussi l’histoire d’une autre nuit, une nuit bien plus longue, celle du règne de Domitien, « le Néron chauve », le mal-aimé de la dynastie, par ailleurs appréciée, des Flaviens. Le dernier d’entre eux, toujours méprisé par son père et son frère, relégué dans leur cour, a en effet choisi d’asseoir son pouvoir et de régner par l’arbitraire et la terreur sur Rome et notamment sur ces éternels rivaux que sont les sénateurs pour les empereurs. Peut-être même est-ce l’histoire de cette nuit plus longue encore, celle de l’Empire Romain, nuit obscurcie par les scandales, la corruption et la cruauté, mais pourtant traversée de ces flammèches incandescentes que sont les grands écrivains qui s’épanouirent sur le fumier de la corruption. Si Tacite et, dans une moindre mesure, Pline, sont au centre du roman, nous découvrons aussi au détour des pages les figures ébauchées des poètes Martial ou Juvénal ou encore celle de Pétrone, le mystérieux auteur du si célèbre Satiricon ou son mécène, Titinius Capito, par ailleurs un rouage essentiel de l’administration impériale.
Parmi les étincelles qui illuminent cette nuit ténébreuse, il faut aussi saluer la très belle figure, largement fictive, de Lucretia, l’épouse de Tacite et la fille du grand général Agricola. Celle-ci, dépeinte dans le roman comme une petite fille puis une jeune femme intrépide et intransigeante, toujours consciente de sa dignité, est dans une position singulière face au tyran : elle est l’une de ses intimes mais sa position n’en est pas moins fragile. Pour cette raison, elle se montre prête à mourir à chaque instant pour vivre en accord avec les vertus dans lesquelles elle a été élevée, se révélant en cela bien plus courageuse que la plupart de ses contemporains masculins au sénat, paralysés par la peur de la mort et capables de consentir à tous les arrangements, à toutes les bassesses pour s’éviter les fureurs de Domitien ou obtenir les faveurs de ses proches, pour survivre, tout simplement.
Le roman brouille la chronologie du récit pour juxtaposer en une dense succession les saynètes, les personnages et les points de vue. La même scène, au paroxysme de la tension narrative, est relatée sous différentes perspectives, pour nous amener à découvrir dans toute son épaisseur cette période historique souvent méconnue. Coincée entre la célèbre dynastie des Julio-Claudiens, qui réinstaura et consolida le régime monarchique à Rome et celle des Antonins, souvent présentée comme l’apogée de la Rome impériale, la dynastie des Flaviens est plutôt célèbre pour les deux premiers empereurs qu’elle offrit à Rome, Vespasien et Titus, immortalisés par Racine dans Bérénice. Ici, on creuse davantage la figure obscure, celle du fils et frère indigne, qui s’appliqua méthodiquement lui aussi à acquérir une forme de grandeur, mais par des moyens bien différents de ses prédécesseurs, tout en vivant dans la terreur du complot et de l’assassinat. Alors qu’il fut condamné à l’oubli (damnatio memoriae) après sa mort, le roman vient lui redonner vie, dans la relation ambivalente qu’il entretenait avec ceux qui ensuite scellèrent sa représentation pour l’histoire.
Toutefois, loin de se concentrer sur ce règne de quinze ans, Hédi Kaddour convoque toute l’histoire de Rome : l’unique nuit devient fresque historique. Difficile de ne pas penser dès lors aux séries télévisées qui ont remis cette civilisation à l’honneur, Rome ou Roman Empire. Il est incontestable toutefois que, face aux séries, le roman accueille bien mieux en son sein la complexité et la nuance, notamment en sondant les pensées les plus secrètes des personnages. Le romancier nous fait ainsi pénétrer dans leur tête, bien plus que dans leurs cœurs, pour y découvrir, comme dans la Rome contemporaine, la puanteur et la terreur sous la splendeur. Il nous montre l’alliance surprenante chez certains d’une éducation fondée sur les vertus passées et de carrières d’équilibriste tout en compromis et en compromissions. Il représente tant ceux qui souhaitent survivre afin d’œuvrer pour Rome que ceux qui sont prêts à tout sacrifier à leurs idéaux, au risque d’en découvrir la vanité au dernier moment. C’est une radiographie sans pitié d’une cour où coexistent gens de bien et canailles sans scrupules ni limites, où tous les coups sont permis, jusqu’aux abords voire à l’intérieur des appartements impériaux.
C’est enfin une réflexion sur le glissement insensible du crépuscule à la nuit profonde, celle de la tyrannie dissimulée sous les atours extérieurs de la continuité républicaine puisque, même sous l’Empire, les institutions anciennes continuaient à fonctionner en apparence. Il n’est pas indifférent, à l’heure où nos démocraties sont mises à l’épreuve et vacillent, tant en Europe qu’outre-Atlantique, de réfléchir aux liens qui nous unissent aux Anciens, et au rôle crucial que les intellectuels, orateurs ou écrivains, peuvent jouer pour nous avertir ou tenter de sauver ce qui peut l’être encore.
Tel est sans doute le sens de la méditation que propose le personnage de Tacite sur l’épisode d’Aristée confronté à la mort de ses abeilles après qu’il eut, involontairement, causé la mort d’Eurydice. Pour se faire pardonner, il lui fallut sacrifier des taureaux et c’est de la corruption de leur chair qu’il les vit renaître :
« avec Aristée, on commence par prendre les conséquences de la vraie bêtise en pleine face : Aristée sans abeille, l’apiculteur a perdu la face, la poésie doit commencer par perdre la face, c’est là qu’elle prend sa force, dans la bêtise et le néant qui obligent à lutter avec Protée si on veut leur échapper. […] Les abeilles et les poèmes surgissent de la pourriture pour lui arracher la beauté, tu le sais bien, toi ».
Cette phrase écrite par un romancier par ailleurs spécialiste et auteur de poésie vient nous rappeler qu’il faut à chaque instant ne pas oublier de prêter l’oreille à ceux qui se collettent avec les horreurs du monde pour mieux en faire surgir la beauté.