Avec La Fille qu’on appelle, pendant féminin de l’excellent Article 353 du code pénal, Tanguy Viel innove avec son brio habituel sur un sujet banal, voire dans l’air du temps. Déjà sélectionné pour plusieurs prix, dont le Goncourt et l’Interallié, ce roman passionnant se lit d’une traite. Laura et Max Le Corre feront-ils le poids face à Quentin Le Bars et Franck Bellec ?
Laura le Corre, Laura le corps
C’est ce qu’elle est. Un corps. « Une bombe érotique ». Repérée à la sortie du lycée par des gens qui lui font miroiter une carrière dans la mode, elle se retrouve dès 16 ans à poser nue dans les pages centrales des magazines. Franck Bellec, directeur du casino de cette ville bretonne non nommée pour ne pas céder aux pièges du naturalisme, en garde un exemplaire dans son bureau, ça peut toujours servir. Première héroïne dans l’univers plutôt masculin de Tanguy Viel, elle nous vaut un roman à la troisième personne – une première, là aussi – avec un narrateur à l’œil particulièrement affûté et incisif.
Deuxième héros, Max le Corre, père de Laura, ex-champion de France de boxe, qui se contente aujourd’hui d’une carrière plus modeste. Il est surtout le chauffeur du maire, Quentin Le Bars. Un boulot tranquille, il a du temps pour lire ses magazines de boxe pendant que le maire enchaîne ses rendez-vous, en particulier au casino de Franck Bellec où il a ses entrées… et ses sorties, discrètes.
Il faut dire que les hôtesses y sont ravissantes, l’une d’entre elles surtout, Laura, à qui il a promis un logement en échange de menus services. Comment résister ?
Et c’est parti pour un engrenage fatal. Une métaphore féodale de l’homme de pouvoir selon l’auteur. Les forts contre les faibles. Ceux qui ont le pouvoir contre ceux qu’ils transforment en vassaux serviles incapables de résister. Mais il y a des limites à tout. Il ne faut jamais sous-estimer l’adversaire, c’est une des grandes lois du sport.
Il faut poser une bombe dans les 30 premières pages, mais elle ne doit pas exploser tout de suite
Cette phrase de Tanguy Viel donne une idée assez juste de la dynamique du roman. Le livre est une longue déposition de la jeune fille auprès de la police. On comprend très vite ce que l’auteur veut dire lorsqu’il affirme que « la littérature doit se recharger en social ». On est bien dans une fiction, dans l’élaboration d’un cadre quasi balzacien, l’écriture très cinématographique de Tanguy Viel en plus. Ce cadre fictionnel permet un astucieux montage alterné entre les temps narratifs de l’emprise qui se met inexorablement en place et les échanges de la jeune femme avec les deux policiers, l’un plus me-too compatible que l’autre, ce qui évite une caricature toujours facile. La mer, dans ce roman qui s’apparente à une fable, est un personnage à part entière, où Laura et Max affrontent leurs actions « non, décidément, on ne démêlera jamais le nœud noir qui nous y pousse », s’avoue Laura. Ils attendent en vain un quelconque secours divin : « avec les dieux, c’est toujours la même chose, ils débarquent après la bataille, et on dirait que leur joie consiste à alimenter les regrets comme on souffle sur les braises ». On ne peut compter que sur soi… et encore. Mais lui, comme elle, reviennent de leur confrontation à l’océan regénérés au moins pour un temps, prêts à repartir à l’assaut de leur vie et de ses vicissitudes. La ville est omniprésente, réduite à ses éléments essentiels : l’hôtel de ville, le casino, le Neptune, le port mais tout cela vit, est habité, bruit de mille rumeurs dont l’espèce humaine ne sort pas nécessairement grandie mais ramenée à ce qu’elle est, avec ses moments de grandeur rares et de faiblesses nombreuses.
Le roman est ainsi à la fois très architecturé et dramatisé grâce à l’utilisation de différents types d’images, mythologiques, panoramiques oniriques. C’est aussi un roman de mœurs, de la honte, de la haine de soi, de la vengeance. Il n’y a pas de grands mouvements, cela progresse par glissements, par strates. En ce sens, on est proche d’une allégorie qui va bien plus loin que le seul sujet de l’emprise. Et tout cela tient en 170 pages, chapeau, l’artiste !
« Même le diable n’a pas toujours un costume rouge et des flammes dans les yeux »
Laura et Max sont des victimes imparfaites à cause de leur passé, Le Bars et Bellec – lui surtout – sont des salauds également imparfaits, « deux araignées dont les toiles se seraient emmêlées il y a si longtemps », encore que s’agissant du maire futur ministre, on peut se dire qu’il a des chances de l’atteindre, cette perfection abjecte, comme en témoigne le dernier chapitre, dont bien sûr, je ne vous dirai rien. Ce que j’apprécie beaucoup dans les romans de Tanguy Viel, c’est la façon dont il construit les personnages, disons faibles pour faire simple, en tout cas, ceux qui subissent le pouvoir et ses conséquences : grandes humiliations, beaucoup de honte et de perte d’estime de soi, grands sursauts de révolte aussi, plus ou moins couronnés de succès. Mais ils sont vaillants et vont jusqu’au bout de leurs actions, jusque dans leur démesure ou leur échec annoncé et de ce point de vue, le personnage de Max est très réussi. Auteur et narrateur sont clairement à leurs côtés sans que le ton des romans bascule dans le misérabilisme ou le simplisme. On en est loin. Témoin cette jeune Laura, vive, lucide, intelligente mais hélas « aliénée à quelqu’un de plus bête que soi ». L’auteur prend soin de ne pas trop décrire les deux « salopards » : sourcils épais et début d’embonpoint – il faut en imposer – pour le maire pétri d’orgueil, veste blanche un tantinet ridicule pour Bellec, le patron du casino.
« L’homme de pouvoir fait ce qu’il veut à condition de prévoir la mise en scène »
C’est l’aspect qui m’a le plus interpelée, cette question du pouvoir, de la façon dont on l’obtient, on l’exerce, on s’en empare. Comment, consciemment ou inconsciemment cela modifie la relation à l’autre, allant jusqu’à son instrumentalisation. Evoquant la description qu’il fait de Quentin Le Bars, Tanguy Viel dit qu’on le reconnaît facilement « ils sont tous pareils. Ils utilisent la place de trois personnes. Ils ont le regard très fuyant. C’est quand on croit qu’ils pourraient être gentils qu’ils prennent le pouvoir ». Cet art de la mise en scène est particulièrement présent dans le roman. Que l’homme de pouvoir veuille se montrer ou se cacher, c’est toujours de la mise en scène, un décor se met en place, les tirades sont parfaitement rôdées, les rôles de chacun et ses attributions strictement codifiées et délimitées. Chacun joue sa partition. Laura se rend très vite compte qu’il est déjà trop tard :
« … à cet instant seulement, dans les quelques secondes où elle hésiterait à s’asseoir, elle a compris qu’elle allait prendre une décision, comme une signature au bas d’un contrat qu’il serait difficile de rompre, et dont elle aurait par avance accepté toutes les clauses, signé tous les avenants qui n’étaient pas encore écrits mais dont elle sentait que chaque mouvement représentait des pages entières nourries d’obligations ».
Dans la chambre prêtée par Franck Bellec à son ami Quentin Le Bars, il n’y a pas de chaise. Juste un lit.
La fille qu’on appelle : une fable contemporaine signée Tanguy Viel
Avec La fille qu’on appelle, un roman de la rentrée littéraire 2021, Tanguy Viel signe une remarquable étude de mœurs. A la faiblesse psychologique faite de peur et de honte se superpose une réflexion sociale et politique. « Le pouvoir, c’est ceux qui parlent pour nous, à notre place » disait l’auteur lors d’une interview sur France culture. Il ajoutait que Laura, dans sa nuit intérieure, n’a pas obtenu son passeport pour l’existence à la fin du livre laissant entendre que peut-être, il y aurait une suite. Personnellement, j’aimerais bien. J’ai eu un véritable coup de cœur pour ce roman, inconditionnelle que je suis de cet auteur dont j’ai lu tous les romans et de sa façon si particulière d’écrire. Pour moi, Tanguy Viel, c’est d’abord cela, une écriture, un style et l’art de la chute.
J’ai beaucoup apprécié ce livre de Tanguy VIEL dont les mots savent emprisonner la proie. Mais je m’interroge comme beaucoup de personnes de mon cercle de lecture qui ne croient pas au VIOL. Comment cette jeune beauté peut-elle porter plainte sans imaginer une seconde d’être prise au sérieux ? Vouloir retrouver son « Ministre » après avoir été sa maîtresse attitrée tout en étant indignée ensuite de le voir s’échapper sans aucune reconnaissance, est-ce vraiment du viol pour la justice ? Non, l’affaire reste sans suite. Alors que le livre de Karine TUIL (2019) pose vraiment un acte fatal et unique, pris en compte pour pénaliser le coupable. C’est ce point de détail qui me gêne et m’attriste concernant la victime. Indéfendable pour notre brillant auteur !
Ce qui est mal compris est souvent tenté d’être expliqué à l’aide de mots qui ne sont pas du tout compris.