Avec ce nouveau roman de Franck Bouysse, abandonnez vos repères, vos certitudes, pour plonger dans un monde étrange et presque disparu, celui des campagnes isolées. Entrez dans un temps rythmé par les nuages, la neige, les animaux, l’obscurité, les croyances anciennes et, surtout, l’incertitude. Accueillez les voix, soyez des hommes et des femmes peuplé(es).
C’est un petit village qu’on imagine un peu à l’écart du monde ; on trouve surtout, en marge de ce village, isolé par la distance et par la neige, un hameau de deux maisons. À l’ouverture du roman, un homme veille, derrière la fenêtre, à l’affût de la beauté du monde mais aussi des périls qui y rôdent. Il monte la garde dans le silence de ses pensées, n’échangeant plus qu’avec sa mère, Sarah, pourtant morte il y a plusieurs années déjà. Ils étaient des parias, des corps étrangers que le village refusait d’intégrer et qui, du reste, ne voulaient pas ou plus eux-mêmes s’y incorporer. Autour d’eux flotte l’angoisse mêlée de fascination qu’inspirent ceux qui ont hérité de dons archaïques, ceux qui savent guérir et trouver l’eau, ceux dont on a besoin mais qu’on hait et redoute d’autant plus qu’on en a besoin. Ceux qui vivaient en étroite communauté avec la nature, les éléments, les animaux, qui savaient les écouter, les soigner, presque se confondre avec eux pour appréhender le monde autrement, à leur image, comme cette mésange bleue « que l’on dirait ornée d’un loup de carnaval » décrite dans les premières pages de L’homme peuplé.
Caleb observe, donc, il épie un autre étranger, Harry. Celui-ci, sur un coup de tête, a décidé de racheter la maison voisine de celle de Caleb, dans ce village dont il ignore tout, parce qu’il espère y retrouver le fil de l’inspiration qui l’a déserté après un premier succès littéraire.
Harry arrive, donc, et son entrée en scène vient secouer la torpeur délétère qui mine le village. Avec ses questions, avec son ignorance, avec son attention patiente au monde et au silence qui bruisse autour de lui, il gagne peu à peu la confiance de Sofia. C’est elle qui tient l’épicerie, cœur battant du village. Harry creuse, écoute, et, ce faisant, aide à panser les plaies encore vives qui tourmentent cette communauté. Qui est, au juste, L’homme peuplé du titre ? Vous aurez tout le loisir de réfléchir à cette question en parcourant les pages du roman, la réponse étant à géométrie variable, selon la perspective qu’on adopte sur le roman paru lors de la rentrée littéraire de septembre 2022.
Après le succès de Né d’aucune femme, récit très sombre aux allures de roman gothique, Franck Bouysse nous emmène dans un tout autre univers, qui n’est pas sans rappeler les rudes montagnes provençales de Giono où les pires crimes sont assourdis par le silence ouaté de la neige qui les recouvre. Quand on s’y intéresse, on ne tombe que sur des témoignages contradictoires et obscurs, il faut arracher les mots à ceux qui se souviennent mais ont enfoui les drames et leurs passions au fond de leur cœur. Il n’y a pas de voix narrative surplombante pour nous donner de clés : comme Harry, qui surgit en ignorant tout des traumatismes de ce village, nous avançons à l’aveuglette, en recueillant de maigres indices, en confrontant des bribes d’informations antagonistes ou fantastiques, en suivant des fausses pistes qui pourtant nous conduisent à de vraies révélations.
Jusqu’au bout, la narration nous entraîne, nous enchaîne, nous surprend et nous fait reconsidérer tout ce que nous pensions vrai jusqu’à la page précédente. Franck Bouysse, écrivain à l’imagination fertile, est passé maître dans l’art du twist, de la chute inattendue. Les personnages ne ressemblent pas à ceux que nous avons l’habitude de croiser dans nos vies ou dans les livres. Derrière la rudesse et la méfiance de Caleb, ultime avatar du paysan archaïque, que la modernité ne parvient pas à faire disparaître complètement, se cache toute une palette d’aspirations contradictoires, entre le désir de préserver une tradition et celui de vivre comme les autres, désirs exacerbés ou refoulés par une mère elle-même blessée à vie. Comment arriver à croire au merveilleux quand il vous arrive, comment arriver à faire confiance quand on a grandi dans la méfiance et la crainte de l’attachement, comment parvenir à s’ouvrir à l’autre ? Telles sont les questions posées par les figures entrecroisées de Caleb et Harry.
« ‘Une couronne pas trop cuite’, avait-elle répété en souriant au jeune homme si beau, qu’elle voyait pour la première fois. Caleb n’avait rien répondu, perturbé par le sourire désarmant. Lorsqu’il s’en dégagea, ce fut pour ne plus détacher les yeux de ceux de la fille. Caleb n’avait jamais cru à la foudre ailleurs que dans le ciel et le ciel était vide. Elle paraissait plus jeune que lui et il ne savait que faire de cet écart pour marquer la distance, incapable de penser normalement, de toute façon. Des clients patientaient derrière lui. Puis la fille s’était retournée, avait attrapé une couronne et l’avait enveloppée dans un papier fin qu’on aurait cru de soie. Il avait aussitôt fouillé sa poche, avait tendu ce qu’il fallait et elle ce qu’il voulait, toujours piégé par ce sourire et aussi par les yeux couleur de prairie. Caleb avait saisi le pain d’un geste nerveux. Elle avait regardé la main qui prenait. Même si elle ne l’avait jamais rencontré auparavant, elle savait qui était Caleb. Le fils de la sorcière du Bélier était devenu tout naturellement le sorcier du Bélier »
Comme nous le voyons, le roman est écrit dans une langue précise, ciselée mais sans effort apparent de style, d’une grande fluidité. Bouysse est un virtuose qui glisse d’une pensée à l’autre, de celle de Caleb à celle de la « fille », de l’ermite à la jolie vendeuse, avec la même délicatesse, au détour d’une miche de pain échangée. La poésie de ces « yeux couleur de prairie » se niche au cœur du quotidien et n’est pas sans rappeler les fulgurances de Duras. Comme l’écrivait Eluard, « le poète, à l’affût des obscures nouvelles du monde, nous rendra les délices du langage le plus pur, celui de l’homme de la rue et du sage, de la femme, de l’enfant et du fou. Si l’on voulait, il n’y aurait que des merveilles. »
De la délicatesse et de la poésie, il en faut pour étreindre avec tendresse des fantômes toujours douloureux : c’est ce que comprend Harry, l’autre protagoniste du roman, c’est ce que nous révèle avec brio Franck Bouysse dans ce roman dont la nostalgie de ce qui aurait pu être persiste longuement en nos cœurs, hantés par ces voix qui ne veulent pas s’éteindre.