Un jour viendra de Giulia Caminito : une plongée sociale et historique dans l’Italie des années 30

Entre passé et présent, Giulia Caminito nous esquisse l’âpre quotidien d’une famille italienne maudite. Mais, bien plus qu’une grande fresque familiale, Un jour viendra se veut un conte social et historique qui oscille entre les espoirs, les regrets et la promesse d’un avenir meilleur…

Hommage vibrant au grand-père anarchiste de Giulia Caminito, Un jour viendra, publié aux éditions Gallmeister, nous entraîne dans le petit village de Serra de’ Conti niché au cœur des Marches en Italie centrale. C’est là que prend racine le récit sublime d’une fraternité malmenée. Récit politique et poétique, ce roman dépeint une Italie en proie à l’anarchie et au fascisme. Pourtant, malgré les convictions grandissantes de nos héros, leurs rêves volent en éclats quand ils entrent en collision avec l’arrivée de la Grande Guerre et de la grippe espagnole.

un jour viendra giulia caminito

Porté par un souffle romanesque épique, tantôt violent, tantôt tendre, Un jour viendra nous donne à lire une ode à a fraternité qui nous laisse un goût prodigieusement amer. Giulia Caminito use d’un style volontairement brouillon qui se dessine à travers de longues phrases, des dialogues non délimités et une ponctuation quasi absente. Les mots volent littéralement sur les pages, se perdant parfois dans d’éloquentes métaphores lyriques, pour s’établir comme un long poème en prose dont la plume nous ensorcèle… En bref, un roman étourdissant !

Un jour viendra ou le conte social d’une famille maudite

Dans la famille Ceresa, il y a le père, incontestablement violent, et la mère, esseulée, atteinte de cécité pour ne plus avoir à regarder ses enfants disparaître un à un. En bref, une famille où « l’on racontait que les corbeaux mangeaient à table ». Et puis, il y a Lupo et Nicola, les deux derniers survivants de la fratrie. L’un est un enfant des champs, l’autre est un enfant des livres. Ils sont le jour et la nuit. Le soleil et la lune. Persuadés qu’ils vont mourir jeunes comme leurs aînés, ils avancent et construisent une vie faite de bric et de broc.

« Nicola et Lupo n’étaient pas seulement des frères, ils n’étaient pas seulement du même sang, ils étaient plus que la guerre, ils étaient plus que l’anarchie, ils avaient été couvés par le monde pour exister ensemble, leurs vies devaient nécessairement être liées »

Tandis que la révolution gronde au loin, Lupo, jeune garçon rebelle, va rapidement comprendre que, pour survivre, il va falloir lutter et jouer des poings. Symbole de la résistance, il va intégrer tous les réseaux possibles et imaginables pour se révolter contre cette société qu’il juge profondément injuste « Lupo était irrespectueux, il faisait enrager le village, il répondait aux aînés, il se bagarrait, se rebellait, ils avaient envie de le crucifier ». Pour contester l’autorité de son père, il est prêt à tout, même d’adopter un loup qu’il rebaptisera subtilement « Chien ». Un animal qui, dans son imaginaire enfantin, les protègera, lui et son frère, des affres de la vie. Douce illusion…

Et puis, là, chétif, caché derrière ses livres, il y a Nicola, « l’enfant mie de pain ». Un petit garçon apeuré « au visage de prince » qui aurait voulu disparaître pour ne plus avoir à souffrir. Un enfant qui aurait voulu être comme les autres sans jamais y parvenir « Chaque nuit avant de s’endormir, il espérait se réveiller comme les autres, changé, guéri par quelque charme des étoiles ». Toujours tapi dans l’ombre de son frère, il survit grâce à la protection rapprochée qu’il lui offre.

« Nicola portait tous ses désespoirs en lui, les autres grandissaient en se tournant vers le monde, lui observait son ventre et ses mains, les trouvait ratés et mal faits, les détestait comme on déteste les intrus »

Lupo travaille, Nicola apprend. C’est le marché qu’ils ont conclu. Mais, liés par un secret dont ils ne connaissent ni les tenants ni les aboutissants, ils finiront par exploser en plein vol. Saupoudrée de quelques rêves avortés et quelques espoirs brisés, leur vie ressemble à un mélodrame familial dont ils n’arrivent pas à rompre les liens. Prisonniers de leur condition sociale, Lupo et Nicola se rapprochent, s’éloignent et finissent par se détester. Et puis arrive la Grande Guerre… « Nicola regarda son grand frère et vit tout ce que Lupo avait été et ne serait plus, il vit sa vie s’écouler, ruisselet d’eau douce, il vit un garçon au nom d’animal sauvage, le blasphémateur, le séditieux ». Et soudain, le vrai drame se joue sous nos yeux de lecteurs ébahis.

Giulia Caminito signe un roman historico-familial

C’est ainsi qu’avance le récit, rythmé par les mouvements politiques et sociaux, tandis que le temps, inexorable, fait son œuvre. Lupo et Nicola se perdent de vue. L’un pensant sauver le second, le second pendant épargner le premier, ils sont brutalement séparés par la cruelle réalité de l’époque. Lupo se désillusionne et laisse s’effacer celui qu’il était autrefois. Celui qu’on voyait comme un « adolescent [qui] n’était pas un être de chair » plie sous le poids de la culpabilité. Lupo n’est plus « une bête nocturne » ou « une malédiction », seulement un homme dont la meilleure moitié lui a été enlevée. La vie est injuste, il le savait, mais comme c’est autre chose de le réaliser, il flanche.

« Ceux qui croient que le soleil se lèvera un jour si on fait quelque chose pour cela et ceux qui ne tiennent pas à voir eux-mêmes ce soleil, mais l’espèrent pour les autres, pour ceux qui viendront »

Pendant ce temps, appelé par le pays pour le servir, Nicola tente de survivre au milieu des champs de corps qu’il traverse chaque jour. Dans un contexte où « il n’y avait pas de place pour les lâches, les émotifs, les faibles, ils étaient de la chair à canon de premier choix servie sur un plateau d’argent », Nicola se révèle à lui-même. Accroché au souvenir de son frère aussi brave que courageux, il court – tel le némésis de Forrest Gump – pour tenter d’échapper à l’inévitable.

Et, tandis que les deux frères sont frappés par le sceau de la vérité, le lecteur comprend enfin. La petite histoire fraternelle se mêle à la grande Histoire pour retracer subtilement ce qu’était l’Italie d’avant-guerre. Vous l’aurez compris, deux récits s’entremêlent. L’un romancé. L’autre historique. Mais rassurez-vous, si Giulia Caminito fait résonner son texte avec la semaine Rouge, la Première Guerre mondiale, la naissance de l’anarchisme et la grippe espagnole, vous n’assisterez pas à un cours d’histoire en bon et due forme. Non, le contexte brodé autour d’Un jour viendra vient appuyer les aventures des deux frères pour mieux implanter le drame.

giulia caminito

Village de Serra de’ Conti dans les Marches (Italie)

Mais, bien plus que de nous rapporter des faits historiques factuels, Giulia Caminito s’amuse avec les codes de la réalité locale de l’époque. Dans le petit village de Serra de’ Conti, les religieux ont les pleins pouvoirs et, petit à petit, indice par indice, le lecteur va bientôt comprendre qu’ils sont la clé de nombreux secrets qui hantent nos personnages… D’ailleurs, notez que le personnage de sœur Clara est librement inspiré de la Moretta, sœur Maria Giuseppina Benvuti. Éternelle fougueuse qui dirige son couvent d’une main de fer, elle inspire le respect autant que la crainte. Et, bientôt, vous comprendrez que, dans Un jour viendra, le souffle de la liberté gronde de toute part… même là où vous ne vous y attendiez pas.

En bref, avec Un jour viendra de Giulia Caminito, les tragédies personnelles s’entremêlent aux tourments historiques pour refléter le sentiment général d’une époque. Dans cette logique du plus rien à perdre, nos héros courent après une liberté fragile tout en essayant de préserver leur intégrité. Un roman qui chante l’amour fraternel au-delà du désespoir, un livre qui célèbre les résistances au sens large du terme, un ouvrage qui ne vous laissera pas insensible…

Laisser un commentaire