Monument national de Julia Deck : la chronique cinglante d’une époque

Comment tirer un bon roman d’un fait divers qui a fait la une des journaux ? Telle est la question de nombreux écrivains puisant leur inspiration dans le monde qui les entoure se sont posée. Suivant cette tradition littéraire, Monument National ne se contente pas de transposer le fait divers qui l’a inspiré – vraisemblablement les déchirements familiaux qu’a pu susciter la succession d’un célébrissime chanteur français, sans que l’autrice se sente obligée à une quelconque fidélité envers la réalité.

Même si ce récit est inscrit dans un solide cadre réaliste, Julia Deck, en choisissant comme narratrice principale une petite fille de huit ans, nous livre une histoire mêlant naïveté et vitriol dans laquelle elle relate la rencontre explosive entre trois univers, celui de la « jet set », celui des gens qui la servent et celui de la Seine Saint-Denis, avec beaucoup de verve et d’humour.

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Monument National ou quand Julia Deck fait danser la jet set avec le petit monde

Tout commence par un début mystérieux, une voix encore non assignée nous présente sa famille et leur résidence autrefois splendide et peu à peu délabrée. On a l’impression que, tels les animaux d’un zoo, ils vivent en permanence sous les yeux d’un public, mi-compatissant, mi-réprobateur face à leur déchéance. Dans ce château, ont longtemps vécu Serge, gloire vieillissante du cinéma français, sa troisième épouse, Adrienne, qui s’est renommée Ambre, ainsi qu’un éternel bichon (dès qu’il disparaît, un autre prend sa place). Faute d’arriver à avoir des enfants, et face à la présence imposante de Virginia, fille du deuxième mariage de Serge et initialement son amie, Ambre a adopté un garçon et une fille en Asie centrale, nommés Joséphine et Orlando (rapidement abrégé en Ory). « À l’école primaire, elle avait braillé à tue-tête une chanson exprimant combien ils souffraient dans leur contrée abstraite, loin du cœur et loin des yeux […] Mais elle alla de déconvenue en déconvenue quand, promue ambassadrice de l’Unicef grâce à ses bonnes œuvres, elle découvrit que ce titre ne suffisait pas toujours pour se procurer les enfants qu’on voulait ».

Virginia, en même temps qu’elle essaie de lancer sa carrière de chanteuse, leur rend régulièrement visite, pour voir son père. Sur papier glacé, tous mènent une existence dorée et harmonieuse, où tous leurs souhaits sont exaucés, grâce à la diligence de leurs employés. Tandis que ces derniers les choient, Serge et Ambre, pour montrer leur reconnaissance et, officiellement, réduire la distance, les retrouvent tous les soirs : « Il n’était pas pensable que notre mère jette des bûches dans la cheminée ou qu’Hélène et Julien s’asseyent à table avec nous. Mais à l’heure de l’apéritif, le grand salon nous accueillait tous démocratiquement dans ses amples bras Louis XVI ». Nous entrevoyons une intendante, une nurse, un couple de cuisiniers/jardiniers et un chauffeur. C’est Joséphine qui nous présente cette tribu en apparence bien soudée par ses rituels et qui nous raconte leur histoire.

Certes, les voisins les considèrent avec un peu de hauteur et refusent de nouer des liens avec Ambre ou les enfants, mais il n’y a guère lieu de s’en offusquer ; pour remédier à leur solitude, Ambre achète à ses enfants des poneys. Ça ne marche qu’avec un enfant sur deux, le frère de notre petite narratrice, à qui sa mère demande de faire un peu plus d’efforts pour aimer les poneys. Le lecteur ne manquera pas de sourire devant la naïveté, non plus de la petite fille, mais de la mère, qui refuse obstinément que la vie ne soit pas merveilleuse et qui ordonne qu’on se réjouisse à chaque instant, comme si le bonheur se décrétait. Et puis, soudain, l’une des voisines, Sophie, ancien as de la finance, qui s’ennuie auprès de ses quatre petites filles, se rapproche d’eux. Tout semble donc leur sourire, surtout quand un spécialiste en placements leur donne le conseil avisé de déposer leurs avoirs, pour les protéger et les accroître, dans de lointaines destinations ensoleillées, peu regardantes et peu exigeantes.

De l’autre côté (les chapitres alternent entre les deux univers), il y a Cendrine et son fils hyperactif Marvin. Cendrine est une « pâle caissière (le gérant disait ‘hôtesse de caisse’) » dans le 93, au Blanc-Mesnil, après avoir décidé, nous le comprenons rapidement, de disparaître de sa vie antérieure, sans qu’on sache pourquoi. « En trois quarts d’heure, elle était devenue platine. Puis elle avait négligé d’entretenir sa coupe et n’avait plus jamais utilisé de séchoir. Son carré plongeant s’était écoulé en mèches filasses. Ça fourchait comme une diablesse, lui répétait sa collègue Aminata, qui faisait semblant de vouloir la reprendre en main alors qu’elle était ravie d’avoir une moche à son côté pour briller seule dans le soleil du U ». D’ailleurs, dans un premier temps, nous aussi, lecteur, avons du mal à cerner les objectifs qui sont les siens. Elle semble juste se laisser porter par la situation. Grande sœur, experte en conseils amoureux auprès d’une Aminata aux formes sublimes et aux tenues incroyables, elle agrège elle aussi, autour d’elle, en apparence presque involontairement, une petite tribu hétéroclite de gens que la vie a bien moins favorisés et qui essaient de tirer leur épingle du jeu, entre débrouille, grandes ambitions et grands idéaux. L’un essaie de percer dans le show-biz, l’autre essaie juste de rencontrer le grand amour ou un mari qui puisse l’entretenir, tandis qu’un autre devient l’un des porte-paroles des gilets jaunes.

Monument National de Julia Deck : une critique délicieusement satirique de notre époque

Dans un premier temps, le lecteur ne peut manquer d’être déconcerté : pourquoi opérer ces rapprochements ? Que cherche Julia Deck en entrelaçant ces deux univers en apparence strictement parallèles, que rien d’évident ne relie ? Certes, il y a bien un transfuge, Abdul, danseur de hip-hop star qui connaît un fugace instant la célébrité aux côtés de Virginia avant de devenir coach pour stars, et donc d’entrer dans la vie de Serge et Ambre. Avec cette rencontre, ou mieux, ce télescopage, c’est un premier grain de sable qui vient gripper la machine bien huilée de la vie de Joséphine. Celle-ci s’en rend bien compte et observe avec une grande attention, et peut-être même une certaine satisfaction, le vernis de la famille parfaite craqueler. C’est avec beaucoup de minutie et une placidité parfaite qu’elle nous relate l’effondrement de son monde, au fil des coups de boutoir de l’époque, les gilets jaunes, le covid, le confinement, l’affaiblissement de Serge…

Il n’est nul besoin d’aller chercher bien loin le fait divers à l’origine de ce récit, comme nous le disions en introduction. Toutefois, il serait regrettable de n’en faire qu’une lecture à clef. Dans Sodome et Gomorrhe, Proust se moquait de ce type de lecture desséchante en écrivant : « Les gens du monde se représentent volontiers les livres comme une espèce de cube dont une face est enlevée, si bien que l’auteur se dépêche de « faire entrer » dedans les personnes qu’il rencontre ». Monument national ne se réduit pas à une satire de ces « heureux du monde » pour reprendre une formule d’Edith Wharton, qui soigne leur image sur Instagram. Le roman, tout d’abord, interroge notre rapport à ces stars, dont nous envions la vie rêvée, dont nous nous délectons sur papier glacé ou sur Instagram, avant de nous réjouir tout autant, sinon plus, en les voyant tomber. « Il n’y a pas loin de la roche tarpéienne au Capitole » disait un proverbe romain. L’autrice nous pousse surtout à nous demander pourquoi nous avons encore tant besoin, dans la République laïque qui est la nôtre – représentée dans le roman par le couple Macron –, de ces monstres sacrés, vieux lions admirables que nous aimons voir finalement sacrifiés avec femmes et enfants dans le cirque médiatique, expiant les péchés qu’ils ont commis pour soutenir le train de vie qui suscitait notre émerveillement et notre envie.

Il ne s’agit pas non plus pour autant d’un roman moralisateur ; c’est un récit très vif, écrit dans une langue très précise et bien souvent pleine d’ironie quand elle reprend le prêt-à-penser de notre époque et ses injonctions. Ainsi, Julia Deck écrit-elle à propos d’Ambre : « Après quoi notre mère nous racontait des histoires de sa jeunesse – les chevauchées sur la plage en hiver, qu’elle passait à Saint-Tropez, les baignades l’été à la Martinique, où son père tenait un hôtel de luxe. Sa famille avait connu des difficultés, mais elle s’était toujours relevée, grâce à l’amour qui est plus fort que le reste ». L’autrice manie avec une grande dextérité les points de vue, en mettant en exergue, par exemple, la fausse naïveté de Joséphine, petite personne révélant à huit ans une sagesse d’adulte, qu’elle oppose à celui de la collègue de Cendrine, Aminata, incapable de percer les secrets de ce personnage particulièrement mystérieux derrière son apparence banale, et, par-là, d’autant plus redoutable. La narration nous mène de surprise en surprise, le sol et nos hypothèses se dérobent sous nos pas, au détour d’une page, sans préparation : notre étonnement en est d’autant plus grand. Surtout, Julia Deck maîtrise à la perfection l’art de camper des personnages, souvent hilarants, parfois saisissants.

Finalement, le récit satirique se mue finalement en thriller, les personnages bouffons acquièrent une grandeur tragique, tandis que d’autres qu’on croyait de simples utilités, des ombres falotes, prennent une épaisseur inattendue. Croyez-moi, vous n’êtes pas prêts pour le twist qui conclut le roman : mais la réalité elle-même ne nous a-t-elle pas souvent donné l’exemple de ces retournements incroyables ?

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