Chateaubriand à Saint-Tropez ou quand la satire s’invite dans les livres de l’été

Un roman satirique, drôle à souhait, qui nous transporte au bord des eaux cristallines de la Méditerranée, en compagnie d’une troupe hétéroclite d’universitaires et écrivains réunis pour célébrer Chateaubriand… entre autres !

Chacun arrive en effet avec un objectif bien précis en tête, mais qui pourra s’enorgueillir de l’avoir atteint au terme des quinze jours de cette résidence d’écrivains ? Et quel est au juste l’objectif poursuivi par l’autrice elle-même ?

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Vous avez aimé Un tout petit monde de David Lodge ? Vous allez adorer Chateaubriand à Saint-Tropez. Si le titre lui-même vous surprend, il est expliqué dès les premières pages, quand l’une des protagonistes, Séverine Baluze, une spécialiste française de Chateaubriand, découvre via internet une annonce pour un colloque sur « Chateaubriand et l’amour » organisé à Saint-Tropez. Ce colloque est organisé par Rodolphe Berjac, as de la finance qui se pique de littérature, mais qui cherche aussi à faire avaliser par le maire la construction sauvage de plusieurs bungalows bâtis bien trop près du littoral. Le prétexte d’utiliser ces bungalows pour une résidence d’écrivains de quinze jours, au terme desquels se tiendra un colloque, lui a paru fort judicieux, et c’est déjà la deuxième année qu’il l’organise. Il réunit donc des universitaires, comme la gentille Séverine, qui rêve par-dessus tout d’avoir un enfant, ou Marc Ménard, sentimental hypermnésique, mais aussi plusieurs écrivains. Parmi eux, vous rencontrerez un académicien volage, Pierre Doriant, une lady anglaise revêche et spécialiste des biographies, Rose Trevor-Oxland, la séduisante Nadège Voynet, actrice ratée et romancière narcissique ayant connu autrefois un succès qui s’essouffle aujourd’hui – également ancienne maîtresse de l’académicien. Pour finir, l’autrice y adjoint deux femmes plus jeunes : Hortense Le Fayer, étoile montante de l’auto-fiction (et accessoirement, ancienne élève de Séverine), célibataire accro aux applications de rencontre, et Oona Berjac, la fille de Rodolphe, star d’Instagram, qui vient de décider de devenir écrivaine (comme son père qui nourrit ce rêve en secret). Le tableau ne serait pas complet sans la cuisinière, Marie-Liesse, le majordome, Ali, ainsi que la conquête d’Hortense, alias Barracuda83 sur les réseaux et, surtout, surtout, l’inénarrable teckel d’Oona, Jean-Michel, qui passe son temps à déterrer des charognes et à rapporter à sa maîtresse des morceaux du tuyau d’arrosage automatique en guise de trophées.

Judith Housez s’empresse de mettre tous ces réactifs dans un seul tube, dans un quasi-huis clos et il ne reste plus qu’à attendre que la réaction opère : les couples tentent de se former, les appétits charnels s’aiguisent, les aigreurs fermentent, les rivalités se révèlent au grand jour, toujours sur fond de discussions entre petits groupes ou grandes tablées : les propos oscillent entre l’examen partagé des amours de Chateaubriand, la compétition entre les hôtes pour imposer leur autorité sur le groupe et les bavardages creux pour faire redescendre ensuite la tension.

« L’actualité, en famille, ça permet de s’engueuler pour esquiver. Les Gilets jaunes, le réchauffent climatique, les trottinettes à Paris et les migrants, sans compter la Hongrie, c’est pratique, ça évite de parler de ses tares et de ses lâchetés »

Nous pourrions penser qu’il ne s’agit que d’un roman d’été cherchant à nous faire rire en mettant en scène les ridicules et les petitesses de ceux qui s’enorgueillissent de leur savoir et de leur culture,  comme en témoigne le ton franchement ironique.

« Fidèle à la bonne vieille méthode Strasberg, Nadège fouilla sa mémoire. Lui vint le souvenir, le fer brûlant du détachement de son mari. Tangible, visible, terrible. Évidemment, ce n’était pas comparable à la guillotine. On a les souffrances de son temps. Ça la contrariait… »

Néanmoins, l’ambition de Judith Housez est plus profonde. En effet, derrière la satire, perce un désir sincère de célébrer celui que le XIXe siècle surnommait « l’Enchanteur », souvent abusivement rattaché au groupe des Romantiques – et un peu noyé dans celui-ci – le grand styliste, grand politique et grand séducteur, François-René de Chateaubriand. Nous sentons bien en effet que l’attachement énamouré de Séverine pour cet illustre auteur dissimule aussi celui de l’autrice qui profite de ce roman pour nous faire lire ou relire – ce qui ne peut manquer de causer un plaisir infini au lecteur – de nombreux extraits des œuvres de Chateaubriand (ainsi que celles de Flaubert, auquel on doit sans doute le prénom de l’hôte, Rodolphe… l’évocation de la casquette de Charles au début de Madame Bovary réussit le tour de force d’être à la fois sérieuse et ironique, tant elle est habilement partagée entre les analyses de Marc et les commentaires de Pierre…). Pour autant, l’autrice ne tombe jamais dans la pédanterie.

« Chateaubriand un jour, Chateaubriand toujours. Qu’est-ce qu’il peut m’envahir depuis que je me suis inscrit à ce colloque ! C’est abusé, comme disent mes élèves ». Ces citations, « il soupira avec tristesse sans effacer pour autant. On ne sait jamais, d’une phrase excessive, prétentieuse, ridicule même peut naître une beauté de la langue française », très bien insérées dans le texte, nous prouvent combien la pensée, les sentiments des grands auteurs peuvent entrer en résonance avec notre expérience et nous permettre de mettre des mots sur ce que nous aurions gardé informulé en eux sans nous.

Ainsi, loin d’arracher Chateaubriand à son repos (« un grand repos dans une grande espérance », pour reprendre l’une des formules de l’ouvrage) pour nous faire constater son caractère désuet voire obsolète, l’autrice s’emploie à nous montrer sa modernité : comment il a pressenti le caractère dangereux des inégalités, dont les Gilets Jaunes, présents au cœur de l’ouvrage, sont une preuve assez éclatante, comment il a défendu avec ferveur, envers et contre tout, la liberté tout en défendant la monarchie, même si, aujourd’hui, les conséquences parfois absurdes de cette liberté sont lisibles partout dans notre environnement. Enfin, l’œuvre amène aussi à s’interroger sur la question de l’exhibition du soi, dont notre époque est devenue si coutumière. On raille souvent le « je » hypertrophié des Romantiques, mais Judith Housez nous montre de manière extrêmement convaincante comment, même dans une œuvre à caractère autobiographique comme Les Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand sélectionne avec rigueur ce qu’il relate, manifestant une grande pudeur, puisque ce que nous savons des passions qu’a éprouvées ce grand amoureux des femmes provient essentiellement de sa correspondance. Il paraît, de ce point de vue, écrire exactement à rebours de notre époque, où tout est publié instantanément, quelques phrases hâtives sous des photos plus ou moins authentiques, où prolifèrent récits et témoignages, où les foules, désireuses d’en savoir toujours plus sur l’intimité des beautiful people, les gens riches et puissants, sont prêtes à accorder à n’importe qui son « quart d’heure de célébrité », quand les grands noms qui l’ont mérité en passant à la postérité, recueillis par le tamis des siècles, tombent aujourd’hui peu à peu dans l’oubli à cause de notre paresse.

« Avec ce sentiment de terra cognita qui apporte toujours un lot de joie aux natures heureuses, Marc se rêva une minute à bord, face à une bibliothèque remplie de classiques latins. La chanson « Later Bitches » qui démarra à fond sur le pont l’éjecta de sa rêverie : les quelques passagers dansaient à l’arrière du bateau. La manœuvre avait réussi, ils célébraient leur entrée dans Saint-Tropez, le spectacle vivant qu’ils étaient devenus, comme l’attroupement l’attestait : des gens les regardaient, fascinés, dans une tension dramatique créée par la manœuvre délicate […]

– Ce n’est pas du théâtre, précisa Nadège. Ces soi-disant yachtmen se regardent vivre dans les yeux des touristes sur le quai […]

– Toute cette petite folie à l’œuvre est passionnante : du voyeurisme réclamé. Je n’avais jamais vu ça ! conclut Marc »

Ces paradoxes pointés par l’autrice lui permettent également un traitement inattendu de ses personnages : au fil du roman, ceux-ci se révèlent plus complexes, moins caricaturaux, qu’on ne le pensait initialement. Les défauts évidents disparaissant au fur et à mesure que s’approfondissent leurs personnalités et que nous les découvrons pétris de nos contradictions, de nos frustrations et de nos ambiguïtés, et donc largement plus attachants. Derrière les grosses lunettes de Séverine se cachent deux yeux bleus au regard doux qu’on ne discerne que quand elle les enlève. Le cas le plus frappant est celui d’Oona, enfant gâtée et capricieuse en apparence, qui se révèle bien plus lucide et clairvoyante qu’on pourrait l’imaginer, comme en témoignent les chapitres qui lui sont consacrés et où nous basculons en focalisation interne, grâce au récit à la première personne. Elle est notamment fascinée par les Gilets Jaunes et la justice originelle de leur combat, malgré ses dérives, ses débordements et ses récupérations, qu’elle observe sans complaisance, juste avant de tout oublier quelques heures avec une pilule magique.

Le roman nous invite ainsi Ă  nous laisser enchanter par le chatoiement des jeux de lumière sur les flots bleus de la MĂ©diterranĂ©e, par les couleurs du petit village de Saint-Tropez, par les sourires que suscitent les bouffonneries d’une pseudo-Ă©lite intellectuelle Ă©pinglĂ©e par l’auteure, pour mieux creuser les contradictions de ces personnages qui sont aussi les nĂ´tres. Molière n’écrivait-il pas, dans La Critique de l’École des Femmes : « toutes les peintures ridicules qu’on expose sur les théâtres doivent ĂŞtre regardĂ©es sans chagrin de tout le monde. Ce sont miroirs publics, oĂą il ne faut jamais tĂ©moigner qu’on se voie ; et c’est se taxer hautement d’un dĂ©faut, que se scandaliser qu’on le reprenne » ?

One Response

  1. Judith Housez février 12, 2023

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