Dans le palais des miroirs : une BD de Liv Strömquist qui décortique l’idéal de beauté féminin

Si vous désirez vous divertir, mais aussi et surtout prendre conscience des injonctions gravées en nous, à notre insu, et qui nous poussent à désirer sans comprendre ce que nous voulons vraiment ou à nous juger avec sévérité, je vous recommande la lecture très plaisante de cet essai en forme de BD, qui m’a passionnée et beaucoup amusée. Grâce à Liv Strömquist, vous allez enfin comprendre pourquoi nous adorons tous et toutes détester Kylie Jenner.

Ce qui m’a plu tout particulièrement, dans cette BD, ce qui m’a captivée dès les premières pages, c’est le fait que l’autrice s’appuie sur des exemples extrêmement concrets qui renvoient à l’expérience de la plupart d’entre nous. Elle débute par l’évocation des réactions très contrastées que sait susciter une figure comme Kylie Jenner sur les réseaux sociaux. On pourrait croire en effet que cette femme n’est que l’une des multiples starlettes sans envergure autre qu’un corps exceptionnel comme l’époque sait en produire. Toutefois, Liv Strömquist a l’intelligence de creuser les sentiments que Kylie Jenner inspire et montre comment et pourquoi, sans doute inconsciemment, la jeune femme a réussi à cristalliser notre attention et nos sentiments parmi une pléthore d’autres jeunes femmes au corps semblable ? En d’autres termes, à partir de ce cas concret, l’autrice s’interroge : pourquoi la beauté de cette jeune femme suscite-t-elle hostilité, jalousie, désespoir au lieu de nous conduire à nous émerveiller comme nous le faisons devant une belle statue ?

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Dès lors, Liv Strömquist s’appuie sur des philosophes et des penseurs d’une grande variété comme René Girard, Susan Sonntag, Simone Weil ou Zygmunt Bauman, pour analyser les phénomènes anthropologiques ou sociologiques sous-tendent nos réactions, qu’il s’agisse de phénomènes très anciens comme le « désir mimétique » théorisé par Girard ou d’évolutions plus récentes comme la fragilité du lien entre les individus dans la « vie moderne liquide » de Z. Bauman. L’autrice n’hésite pas à également à nous faire remonter le temps, opposant la conception du mariage d’un Charlemagne à celle d’un Constantin, puis à celle de notre époque qui en est encore imprégnée. L’œuvre est donc marquée par un grand éclectisme qui lui permet de mêler aux références savantes d’autres moins sérieuses.

Pour les inconditionnels de la princesse Sissi, sachez qu’elle figure en bonne place dans cette BD. Liv Strömquist convoque régulièrement cette femme qui fut à la fois l’une des origines et une prescriptrice de l’injonction contemporaine à la minceur/maigreur, mais qui en fut aussi l’une des premières victimes. Comme elle le montre, il n’est jamais aisé d’être une icône… Néanmoins, prendre comme figures tutélaires Kylie Jenner et Sissi, en nous amenant à comparer ce que le temps a éloigné, n’est-ce pas témoigner d’une tendance iconoclaste réjouissante ? Cela permet en tout cas à l’autrice de finalement de nous rappeler ce qu’est originellement la beauté et de nous alerter sur ce qu’elle doit rester : la beauté est non disponible, sans finalité et périssable. Il lui suffit pour nous en persuader de nous remettre en mémoire les effets produits sur des milliers d’êtres humains par la découverte et la contemplation du buste de Néfertiti.

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Résumé comme tel, l’ouvrage pourrait paraître sérieux, voire un brin ennuyeux, mais c’est sans compter l’humour qui émaille tant dans les textes que les illustrations. Pour vous en convaincre, j’ai inséré quelques photos dans cet article. Car l’ouvrage, quoique solidement documenté, comme en témoigne la bibliographie finale, n’est jamais pédant. Les exemples sont empruntés à des univers variés, du bling-bling à l’histoire ou à la peinture en passant par notre expérience quotidienne. La naïveté du dessin ne prétend jamais relever d’une beauté classique. Les « bulles » répètent ce que disent les grands penseurs avant de l’expliquer avec une grande clarté. Tout cela relève de l’excellente vulgarisation. L’autrice ne s’interdit jamais en outre les commentaires personnels et humoristiques ; nous avons l’impression d’être aux côtés d’une grande sœur ou d’une amie qui vous explique, à l’occasion d’une discussion à bâtons rompus, ces grands invariants anthropologiques. Surtout, cet ouvrage est lumineux ! il est impossible de ne pas comprendre ce que l’autrice nous explique ni de ne pas prendre conscience de ces phénomènes à l’œuvre dans nos sociétés ou de leurs implications dans la vie quotidienne, comme dans la littérature.

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Bref, Dans le palais des miroirs est un ouvrage à mettre entre toutes les mains, car il se dévore. Laissez-le traîner ou offrez-les aux adolescents et adolescentes pour qu’ils puissent analyser ce qu’ils voient ou entendent avec plus de recul et parviennent à prendre leurs distances avec ces injonctions ou les émotions qu’ils éprouvent. Procurez-le aux adultes pour qu’ils éduquent avec sagesse leurs jeunes enfants en leur donnant très tôt confiance en eux et en leurs aptitudes physiques et morales. Enfin, n’hésitez pas à le mettre dans les mains de Tonton Emile le bourru et Tata Yolande la blasée qui refusent même d’envisager les emballements sur les réseaux sociaux et font peser leur mépris sur l’époque – si tant est qu’ils aient encore un peu de souplesse d’esprit ! Personnellement, je vais en recommander la lecture à mes étudiants en littérature. Tous, en lisant cet ouvrage, peuvent réaliser que, quand on y réfléchit bien, Madame de La Fayette dans La Princesse de Clèves, Sissi et Kylie Jenner utilisent les mêmes vieilles ficelles, la première en les affichant pour aider ses lecteurs à en prendre conscience, les deux autres en les dissimulant pour étendre leur influence, même si parfois c’est un joug bien pesant.

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