Créé en 1904, le prix Femina a été instauré pour rétablir un équilibre hommes-femmes au sein de l’univers des prix littéraires. Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le prix Femina ne vise pas à récompenser uniquement des autrices. Retour sur l’histoire d’un prix littéraire pas tout à fait comme les autres…
Tandis que la rentrée littéraire 2021 continue d’accompagner nos soirées d’automne, les libraires sont déjà prêts pour la course aux cadeaux de fin d’année. Leurs bandeaux rouges dans leurs tiroirs, ils attendent les délibérations finales des différents jurys des grands prix littéraires pour conseiller les lecteurs sur les meilleurs livres à glisser sous le sapin.
Et parmi tous les grands prix littéraires, il y en a qui détonne dans le paysage… Si le prix Renaudot avait pour règle de ne pas rivaliser avec le prix Goncourt, le prix Femina a bel et bien été créé pour contester les règles sexistes établies par les jurés du Goncourt. Mais si le prix Femina est né en réaction à leur misogynie, il n’en est pas moins devenu l’un des prix littéraires les plus plébiscités par les auteurs et les maisons d’édition. Et ce, aujourd’hui encore !
Prix Femina : d’une revendication féministe à l’un des plus prestigieux prix littéraires français
Loin de l’ambiance élitiste du Goncourt ou de l’atmosphère détendue du Renaudot, le prix Femina est né au détour d’une contestation féministe. Tout comme le prix Renaudot aujourd’hui, le prix Femina s’affichait alors comme un anti-Goncourt… même si cette affirmation est moins vraie aujourd’hui qu’elle l’était autrefois.
Prix Femina ou le droit de faire valoir une légitimité littéraire féminine
Dès les débuts du prix Goncourt, Joris-Karls Huysmans déclarait fermement « pas de jupons chez nous ». Le ton était donné ! À l’image des frères Goncourt, les jurés du prestigieux prix littéraire campaient une vision très élitiste de la littérature. Et, à ce titre, une femme ne méritait ni de figurer dans les rangs du jury ni de voir son livre sur la liste des sélections du Goncourt. Mais le coup de grâce est donné en 1904… Reprenons depuis le début, voulez-vous ?
En 1904, alors que le jury Goncourt s’apprête à décerner son deuxième prix, Myriam Harry est considérée comme la grande favorite de cette édition. Toute la scène littéraire voyait déjà La conquête de Jérusalem recevoir le prix Goncourt 1904… sauf les dix jurés du prestigieux prix littéraire ! En effet, contre l’avis de l’opinion publique, ils préféreront attribuer leur précieux sésame à Léon Frapié pour son roman, La Maternelle. Vous vous en doutez, l’indignation publique ne tarda pas à se faire entendre…
Pour riposter face au comportement misogyne des membres du jury Goncourt, vingt-deux femmes, toute journaliste au magazine La Vie heureuse, se réunissent alors autour de la poétesse Anne de Nouaille pour réparer les erreurs du Goncourt et revendiquer la légitimité littéraire des femmes. Eh oui ! Il n’y a pas que les jurés du prix Renaudot qui peuvent se vanter d’être des justiciers de la littérature…
C’est ainsi qu’au début de l’année 1905, le juré remettait son premier prix à Myriam Harry. Vous l’aurez compris, bien plus que réparer une erreur, ces vingt-deux femmes signaient un acte de rébellion contre la misogynie des « dix du Goncourt ». La guerre était déclarée. Pour Sylvie Ducas, maître de conférences en littérature française et spécialiste des prix littéraires, « les femmes de lettres revendiquent leur droit d’entrée dans les sphères de légitimation littéraire et trouvent précisément dans le Goncourt le contre-modèle idéal avec lequel elles entendent rivaliser ».
Les prix littéraires au regard de la place de la femme dans la société
Si la guerre était déclarée, elle était loin d’être remportée. En effet, les vingt-deux journalistes ne tardèrent pas à devenir la risée de la presse de l’époque. En 1925, le journal L’Humanité allait même jusqu’à comparer le jury du prix Femina à un « tribunal de pintades ». Il faut dire que « le ridicule des duchesses de lettres qui fut de tout notoire n’avait pas encore réalisé ce prodige : s’instituer en prix littéraire ! ». Quel affront, n’est-ce pas ?
Mais pour comprendre ses réactions, il faut resituer les choses dans leur contexte… Un peu d’histoire, ça vous dit ? Si l’initiative de ces journalistes a été vue comme de l’audace outrageante, c’est tout simplement parce qu’au début du 20ème siècle, les femmes n’avaient pas encore le droit de vote… Pire encore, selon le Code civil de Napoléon alors en vigueur, les femmes sont toujours considérées comme des « incapables majeures » soumises à la tutelle d’un homme : père, mari ou frère.

Le jury du prix Femina en 1926
Dans ces conditions, vous imaginez bien que les femmes ne pouvaient décemment pas prétendre à gagner de grands prix littéraires et encore moins à faire partie d’un jury… Mais est-ce vraiment étonnant ? Dans leur rôle de petite ménagère parfaite, les femmes restaient cantonnées à la « petite littérature » soit le roman sentimental, la littérature jeunesse ou le roman policier. Vous comprendrez donc pourquoi elles ne pouvaient décemment pas prétendre à écrire de la « grande littérature ».
C’est pourquoi, au 20ème siècle, il n’était pas rare que les femmes publient leurs livres un pseudonymes masculins. D’ailleurs, si vous observez les lauréats du prix Femina avec attention, vous remarquerez que nombre d’entre eux sont des femmes qui furent récompensées sous leur pseudonyme masculin… Eh oui ! Jacques Morel, André Corthis ou encore Dominique Dunois sont en réalité des autrices ! Si elles craignaient de s’attirer la colère des hommes machistes, elles redoutaient surtout que leurs écrits soient dévalorisés du fait de leur rang de femmes. C’est pourquoi elles ont préféré sacrifier leur nom de femme afin de légitimer leur travail.
Toujours selon Sylvie Ducas, pour le juré du prix Femina, il y a une réelle « revendication de femmes pour être reconnu comme écrivaine dans un monde qui les exclut symboliquement ». Bien plus que contester les décisions du Goncourt, on peut voir dans le prix Femina les prémisses des premières révolutions féministes – même si le mot était alors anachronique puisqu’inexistant.
Prix Femina : un jury sous le feu des moqueries
Au nombre de douze membres depuis 1922, le jury du prix Femina a largement été critiqué au fil des années… surtout en plein cœur de la Seconde Guerre mondiale ! En effet, les rumeurs rapportent que certaines jurées étaient en réalité des « collabos »… Mais on vous rassure tout de suite ! Si le prix Femina a essuyé quelques bavures au cours de son existence, les jurées n’en restent pas moins plus discrètes que leurs homologues masculins.
Les délibérations virulentes du jury Femina
En tant que jury exclusivement féminin, le prix Femina s’est souvent retrouvé au cœur des polémiques… mais sûrement pas celles que vous imaginez ! Rappelons qu’à la naissance du prix, les femmes n’avaient pas encore le droit de vote ! Par conséquent, elles ne possédaient pas l’expérience socioculturelle qui l’accompagne. Les délibérations pouvaient alors vite tourner à la confrontation verbale. En 1938, alors que Lucie Delarue-Mardus annonce le lauréat de l’édition, elle ajoute « Cette séance ne s’est pas passée sans orage. Notre présidente est à moitié morte n’ayant pas pu déjeuner ». Preuve en est que les délibérations du prix Femina n’étaient pas de tout repos.
En effet, si les hommes ont toujours eu un vote méthodique et stratège, les jurées du prix Femina se déclaraient ouvertement la guerre quand elles n’arrivaient pas à se mettre d’accord… Ces échanges virulents donnaient alors lieu à des scènes de ménage que les journalistes prenaient un malin plaisir à tourner en ridicule… Pourtant, elles n’étaient rien d’autre que des discussions franches, sans détour, et exemptes de tous stratagèmes pernicieux.
Les querelles du jury Femina tournées en ridicule
On aurait pu croire que ces querelles allaient se tarir avec le temps, mais en 2006, une polémique éclate et ébranle la crédibilité du jury du prix Femina. La romancière Madeleine Chapsal est brutalement exclue par ses consœurs. La cause ? Propos diffamatoires…
En effet, à la même époque, la romancière publiait Journal d’hier et d’aujourd’hui, un livre où elle couchait les mots et les moments qui ont constitué les moments clés de son existence… y compris les longues délibérations qui précédaient la consécration des prix Femina au fil des années « Empoignade, crêpage de cheveux entre Viviane Forrester et Claire Gallois, plutôt distrayant ». Et que n’a-t-elle pas dit ! Le prestige du prix Femina semble en avoir pris un coup et ce n’est pas au goût de ses consœurs.
S’il y a une leçon à retenir, c’est qu’on ne badine pas avec les jurées du prix Femina ! Crêpages de chignon ou non, discussions animées ou pas, ces dames ont un rang à tenir. Madeleine Chapsal a été remerciée. Mais où sont donc passées les ambitions féministes ?
Le prix Femina et le scandale du régime de Vichy
Si ces querelles féminines sont divertissantes, la plus grosse bavure de l’histoire du prix Femina reste celle qui frappa le jury au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Certaines jurées ont été critiquées pour leur affiliation avec des hommes politiques proches du régime de Vichy. Vous vous demandez sûrement pourquoi… on vous explique !

Dès 1905, le groupe Hachette finance, sous la forme d’un mécénat éditeur, le prix Femina. Du fait de ses financements, les dames qui flottent dans la sphère du prix Femina sont alors duchesses, comtesses ou encore des héritières de la tradition des salons littéraires d’antan. Vous l’aurez compris, si le désir des vingt-deux journalistes était de légitimer la littérature écrite par des femmes, le poids du cercle littéraire prestigieux qui régnait alors pesait sur le prix malgré lui.
Voilà pourquoi, de par leur position sociale, on raconte que certaines jurées ont été accusées d’avoir été des « collabos » durant la Seconde Guerre mondiale. Alors, quand en 1944, le jury décide de récompenser Le silence de la mer, le livre de Vercors, alias Jean Bruller, ce dernier refuse le prix. En effet, résistant, il préfère décliner le prix Femina plutôt que d’avoir affaire à des « collabos ». Plus tard, en 1960, Béatrice Becq démissionnera du jury après que ce dernier ait attribué le prix Femina à Louise Bellocq pour La porte retombée, un livre dont elle jugeait certains propos antisémites…
Le prix Femina au fil du temps
Malgré les quelques déconvenues survenues au fil des années, le prix Femina reste l’un des prix littéraires français les plus prestigieux. En effet, il reste convoité par de nombreux auteurs… C’est ainsi que depuis plus d’un siècle, le jury se réunit, chaque année, pour récompenser une œuvre de langue française écrite en prose ou en vers. Retour sur ces auteurs qui ont marqué l’histoire du prix Femina…
Prix Femina : une récompense symbolique

Tout comme le prix Renaudot, le prix Femina ne rapporte pas directement d’argent à son lauréat. Si aucune dotation n’est prévue, recevoir le prix Femina rapporte indirectement de l’argent à son auteur et à sa maison d’édition. En effet, comme tous les autres prix littéraires, le prix Femina est stratégiquement attribué juste avant les fêtes de fin d’année. Et quand on sait qu’un prix Femina se vend entre 40 000 et 100 000 exemplaires – tout dépend de l’engouement médiatique autour du roman primé, on vous laisse faire le calcul… Pour vous donner un exemple, Nature humaine de Serge Joncour, prix Femina 2020, s’est vendu à près de 94 000 exemplaires.
Vous l’aurez compris, aujourd’hui, les prix littéraires rapportent aux auteurs récompensés une notoriété et une certaine reconnaissance littéraire. Tout comme la plupart des prix littéraires, le prix Femina reste un symbole littéraire fort.
Les lauréats qui ont marqué l’histoire du prix Femina

Depuis Myriam Harry et La conquête de Jérusalem, le prix Femina a été attribué chaque année, sauf durant les deux Guerres mondiales qui ont rythmé le 20ème siècle – soit entre 1914 et 1916 puis entre 1940 et 1943. Cependant, notons qu’en 1944, après le refus de Jean Bruller, le jury du prix Femina a attribué son précieux sésame aux éditions de Minuit pour leur œuvre pendant la guerre.
Une fois la notoriété du prix Femina assise, quelques grands noms de la littérature se sont succédé au fil des années. On y trouve, notamment, Antoine de Saint Exupéry, Marguerite Yourcenar, Emmanuel Roblès ou plus récemment Camille Laurens, Marie N’Daye, Emmanuel Carrère, Éric Fottorino, Philippe Lançon ou dernièrement Serge Joncour pour le prix Femina 2020. Encore un peu de patience pour enfin découvrir qui sera le lauréat du prix Femina 2021…
Le prix Femina récompense-t-il uniquement des femmes ?
Eh bien non ! Si le prix Femina a été créé, toujours selon les mots de Sylvie Ducas, pour qu’un « seuil minimal de notoriété et, plus encore, le passage à la postérité littéraire » des femmes soient reconnus, on peut se demander pourquoi les autrices ne sont pas plus représentées que cela dans les lauréats du prix Femina. Parce que, au contraire de ce que l’on pourrait croire, les femmes ne sont pas les seuls écrivains récompensés par le prix Femina… elles sont même, en pourcentage, moins souvent récompensées que les hommes !
Malgré tout, le jury du prix Femina s’en sort mieux que ses confrères ! En effet, depuis sa création, le prix Femina a récompensé 39,4% de femmes au contraire du prix Goncourt qui n’en a primé que… 9,7% ! Incroyable, mais vrai. Cependant, notons malgré tout que plus de la moitié des récompensés par le Femina sont encore des hommes. Un pourcentage qui peut s’expliquer par la crainte des femmes – encore aujourd’hui – d’afficher leur légitimité littéraire.
Les dérivés du prix Femina
Tout comme de nombreux prix littéraires, le prix Femina a fait des petits ! C’est en 1985 que rentre en lice une sélection consacrée aux livres d’auteurs étrangers. Puis, en 1999, apparaît une sélection qui vise à récompenser un essai – un prix qui remplace désormais le prix Femina Varesco.
Enfin, à l’instar de ses confrères, le Goncourt et le Renaudot, le prix Femina se décline en prix Femina des lycéens à partir de l’année 2016. Lancé à l’initiative du rectorat de Rouen, il est attribué en décembre à un roman issu de la seconde sélection retenu par le jury du prix Femina. Un prix dérivé qui réunit pas moins de 500 élèves et qui permet aux 16 classes participantes de rencontrer les auteurs de la sélection.

Il existe également un prix du centenaire du jury Femina, logiquement décerné en 2004, pour les 100 ans de l’existence du prix. Destiné à mettre en lumière un auteur et son œuvre, le prix avait été remis par le ministre de la Culture de l’époque, Renaud Donnedieu de Vabres. Il fut décerné à Simon Leys.
Né d’une envie d’indépendance, de reconnaissance et d’asseoir la légitimité des femmes dans la littérature, le prix Femina est un prix littéraire pas tout à fait comme les autres. Un peu moins élitiste, un peu plus effacé, moins scandaleux, il reste l’une des récompenses les plus tournées vers la littérature féminine – et loin de nous l’idée de doter cette expression d’une connotation négative – de notre époque. En bref, si le prix Femina a été subversif a ses débuts, il n’en reste pas moins l’un des prix littéraires les plus innovants.