Les filles qui ne mouraient pas de Kiran Millwood Hargrave : une réécriture féministe du mythe de Dracula ?

Quand le terrible comte Dracula rencontre la plume acérée de Kiran Millwodd Hargrave, cela donne un roman jeunesse aussi mystérieux qu’original… Avec Les filles qui ne mouraient pas, plongez dans un récit qui fait danser les mythes folkloriques avec les combats féministes engagés.

Situé en Transylvanie, dans le centre de la Roumanie, le château de Dracula continue d’attirer les foules de touristes curieux année après année… et particulièrement pendant la période d’Halloween ! Tandis que les monstres sortent du placard, le comte Vlad Dracul s’apprête à donner le bal le plus terrifiant de la saison. Décidément, cette légende horrifique a encore de beaux jours devant elle ! Mais connaissez-vous la véritable histoire de Dracula ? Pas vraiment ?

les filles qui ne mouraient pas

Alors le nouveau roman jeunesse de Kiran Millwood Hargrave pourrait bien piquer votre curiosité. Après Les graciées, un livre retenu par le jury du prix Femina 2020 – l’autrice britannique s’est de nouveau appuyée sur un conte folklorique pour le transformer en ode féministe. Parce que bien plus qu’à Dracula, c’est aux formes féminines nébuleuses qui l’entouraient qu’elle a décidé de rendre hommage avec Les filles qui ne mouraient pas. Même si, ici, elles ne s’appellent pas Lucy et Mina, mais Lillai et Kisaiya.

Les filles qui ne mouraient pas : histoire de Dracula et féminisme

Difficile de se tromper avec un titre aussi équivoque, n’est-il pas ? Bienvenue dans un temps que ni vous ni nous n’avons connu. Dans un temps où les démons, les superstitions, les esprits de la forêt et les seigneurs régnaient en maîtres sur le monde. C’est ici, au sein d’une communauté de voyageurs, que vous ferez la connaissance de deux sœurs jumelles affectueusement surnommées Lil et Kizzy.

À la veille de leurs 17 ans, elles attendent impatiemment leur prédiction, une sorte de cérémonie qui déterminera leur rôle au sein de leur communauté : danseuse, voyante, chanteuse… Mais, bientôt, leur vie va basculer et elles vont devoir élever leur voix pour oser s’affirmer. Avant même que la Vieille Charani n’ait eu le temps de leur dire de quoi leur futur serait fait, elles sont arrachées à leur vie avant d’être réduites à l’esclavage par l’impitoyable seigneur Valcar.

vampire dracula

Mais où sont les vampires nous direz-vous ? Eh bien, il vous faudra faire preuve d’un peu de patience avant de voir apparaître leurs « dents luisantes » luirent au clair de lune. Si la menace des terribles Strigoï et du terrifiant Voïevod plane sur les sœurs jumelles tout au long du roman, il faudra attendre le point de non-retour afin que l’intrigue prenne enfin tout son sens. Et soudain, c’est l’apothéose.

Il faut le dire, Kiran Millwood Hargrave possède l’art et la manière de maintenir le suspens jusqu’à la toute dernière page… et nous n’allons pas vous mentir, certains lecteurs pourraient être déçus. En effet, avant d’être une réécriture du mythe de Dracula, Les filles qui ne mouraient pas est avant tout un roman féministe où la fantasy se fait un cruel miroir de notre réalité. Dans ce monde, les femmes sont réduites au silence, elles deviennent de simples objets pour le divertissement de la gent masculine « les boyars sont toujours à l’affût de visages nouveaux ». Mais est-ce si différent du nôtre ?

Oubliez Bram Stoker et son interprétation du mythe de Dracula, vous seriez déçus de la tournure que vont prendre les choses. Les filles qui ne mouraient pas, c’est l’histoire d’une renaissance. Ironique quand on sait que le cœur des vampires ne bat plus, que leur visage « pâle comme la lune » irradie « une sorte de lueur, telle de la neige fraîche », que leurs yeux rouges ne reflètent que la peur et le néant…

La véritable histoire du comte Dracula 🧛
Aux origines, Dracula s’appelait en réalité Vlad Tepes ou Vlad l’Empaleur. Outre son apparence terrifiante, il avait la réputation de punir toute infraction et toute invasion en empalant les fautifs. Un trait de caractère odieux que vous retrouverez dans Les filles qui ne mourraient pas : « Ces silhouettes aux membres monstrueusement tordus, aux bouches ouvertes, n’étaient pas de pierre mais de chair et d’os. C’étaient des personnes, empalées sur des piquets aussi loin que portait le regard ». Si les historiens le considèrent comme une figure importante dans la lutte contre l’Empire ottoman, il n’en reste pas moins un prince sanguinaire pour le reste du monde… Pourquoi ? Tout simplement parce que quelques anecdotes rapportent qu’il ordonnait que les punis soient écorchés, bouillis, décapités, rendus aveugles, pendus, brûlés (voire frits) ou encore enterrés vivants… Mais sa méthode préférée restait la mise au pal d’où son lugubre surnom. En bref, un personnage sympathique, n’est-il pas ?

Animées par une rage dont elles ne s’imaginaient pas capables, ces deux sœurs vont renverser tous les codes établis pour espérer se libérer de toutes ces malédictions masculines. Si Lil était réservée et peureuse au début du roman, vous ne la reconnaîtrez bientôt plus. Quant à la ténacité de Kizzy, elle n’aura cesse de se renforcer « Avant, je pensais que le fait d’inspirer de la peur aux gens étaient une malédiction » pour enfin exploser dans un accès de rage dont personne ne la croyait capable « Je voudrais qu’ils pleurent de terreur à ma vue ».

Vous l’aurez compris, Les filles qui ne mouraient pas c’est une ode féministe. Bien sûr, il y est question de vampires, de magie et de cadavres purulents, mais c’est aussi – et surtout ! – le chant désespéré, mais déterminé, d’une femme à une autre « J’avais toujours le goût métallique de la peur dans ma bouche, mais je le façonnai en quelque chose de dur et de brillant ».

Kiran Millwood Hargrave chante la sororité et la différence

Si ce roman adolescent est particulièrement intéressant, c’est également pour sa dimension qui appuie sur la différence dans le sens large du terme. Kiran Millwood Hargrave s’éloigne des stéréotypes dont les ados sont encore victimes à notre époque. En effet, Lil et Kizzy sont des voyageuses, mais pour le reste du monde, pour ceux qu’on appelle les Installés, ce sont des Tziganes. Et il semble évident que le terme n’a pas été choisi au hasard par l’autrice. Le peuple des deux sœurs jumelles vit dans des roulottes, se laissant guider par les esprits de la forêt. Pour les Installés, peuple sédentaire, ils sont donc des outsiders.

Pire encore, les voilà désignés comme des cibles à abattre « les raisons de la haine que nous vouaient les Installés étaient aussi stupides que nombreuses : parce que nous avions la peau brune, parce que nous vivions dans des roulottes, parce que nous ne possédions pas de terres ». Cela vous rappelle-t-il quelque chose ? Cette « peur était entretenue par les récits qu’ils entendaient : nous avions la peau sombre parce que le diable vivait en nous ». Et puisque « les gens préfèrent toujours leurs explications à la réalité », ils sont naturellement devenus les responsables de leurs malheurs. N’est-ce pas la même rengaine depuis des siècles ?

Et ainsi Kiran Millwood Hargrave abordait le racisme de manière aussi subtile que percutante. Mais si vous connaissez déjà l’autrice, vous savez déjà qu’elle ne pouvait pas s’arrêter en si bon chemin. Se faisant chantre de toutes les minorités persécutées, elle a décidé de faire naître une romance homosexuelle au milieu du chaos. Alors qu’elle s’avouait presque vaincue, Lillai croise le regard de Mira et l’étincelle surgit. D’abord presque imperceptible, le désir l’embrase sans qu’elle ne puisse l’en empêcher « Je devins fumée, ou vent, humaine seulement aux endroits où nos corps se touchaient ». L’amour n’a tout simplement pas de loi universelle.

Une fois encore, Kiran Millwood Hargrave réussit le joli tour de force de nous interpeller, sans jamais nous brusquer. En s’inspirant des mythes folkloriques du monde entier, elle nous rappelle que nos peurs ont une source nébuleuse, parfois inexplicable, mais qu’elles ne sont pas une fin en soi. Féministe et militant, Les filles qui ne mouraient pas n’est pas un livre pour ados comme les autres. C’est un roman percutant qui nous pose des questions, qui amène les lecteurs à réfléchir et reconsidérer leur manière de voir le monde. Et si ça, ce n’est pas la preuve que les mythes sont réellement magiques, nous n’y comprenons plus rien… Un roman bouleversant à découvrir dès 14 ans !

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