L’oiseau moqueur de Walter Tevis : une dystopie froide comme le métal

L’oiseau moqueur, pourtant écrit en 1980, fait tristement écho à la désincarnation de notre monde, à son aseptisation et à sa tendance à gommer les différences. Dans une dystopie polaire, Walter Tevis imagine ce qui nous attend au siècle prochain…

Walter Tevis crée une narration à trois voix pour mieux embrasser le monde qu’il échafaude : un robot, un homme et une femme se relayeront pour relater leur histoire commune.

oiseau moqueur

L’oiseau moqueur : un monde lointain imaginé par Walter Tevis

2467 – l’humanité telle que nous la connaissons n’est plus. Chaque individu vit seul, reclus dans une bulle intime qu’il serait sacrilège de vouloir percer. L’idée ne leur viendrait même pas de violer cette loi individualiste, tous ayant l’esprit embrumé par les drogues qu’ils ingèrent plusieurs fois par jour. Valium, sopors et marijuana ont en effet envahi le quotidien de ceux qui seraient nos descendants. À leurs côtés, des robots à l’apparence humaine effectuent les tâches les plus ingrates de la société. Cependant, loin d’être de simples aides, ils sont devenus les contrôleurs des hommes, les dirigeants. Ils peuvent juger, emprisonner, frapper, punir.

Un animal doué d’une sensibilité artistique

Paul Bentley en fera les frais. Cinquantenaire originaire d’Ohio, ce professeur arrive à New York riche d’un nouveau savoir : il veut enseigner la lecture. Les livres se sont perdus, les neurones engourdis des hommes les ont peu à peu détournés des mots avant qu’ils ne soient même plus capables de comprendre ce que le verbe « lire » signifie. Paul a appris seul et veut partager cette richesse, ces émotions qui naissent en lui quand il est en face d’une page, alors qu’il pensait que ne pas réfléchir ni ressentir était la clef du bonheur – un bonheur aseptisé, étouffé, mais le seul à leur portée.

l'oiseau moqueur walter tevis

© Illustration des automates par Rocio Bonilla

Paul se ranime au contact de l’art puis de la nature, redécouvre les sentiments qui accompagnent le visionnage d’un film muet du début du XXème siècle, l’exploration des rimes d’un poème, la contemplation des flots gris sous le ciel lourd de nuages. Dans cette vie en noir et blanc, images et phrases viennent comme instiller quelques touches de couleurs, d’autant plus qu’il peut partager cette reconnexion à son humanité avec Mary Lou, jeune femme encore plus dissidente que lui. Mais Spofforth, le robot de Classe 9 à qui Paul confie son désir de partage et qui constate les liens qui se nouent entre ce dernier et Mary Lou, pourrait bien voir là une menace de l’équilibre de leur communauté égocentrée

L’oiseau moqueur : une dystopie polaire

Avec cette dystopie originellement écrite en 1980, Walter Tevis se rapproche inévitablement de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, de 1984 de George Orwell ou encore du Meilleur des Mondes d’Adlous Huxley – ces hommes assoupis, éloignés de leurs instincts primaires et de leurs émotions, ce monde futur purifié et peuplé d’automates, ces concepts un peu abstraits qui font référence à des périodes marquantes du passé des héros (de notre futur donc)…

Tout cela fait écho en nous et invite à réfléchir sur notre quête scientifique effrénée, sur notre recherche sempiternelle du progrès. Innovation n’est pas toujours synonyme d’amélioration et c’est ce que Walter Tevis souligne avec ce livre où certains automates sont plus sensibles et intelligents que les hommes. Comme pour rappeler le métal dont sont faits les cerveaux de ces êtres de chair nés en laboratoire, une froide distance est instaurée entre nous et les personnages, aussi sans doute parce qu’ils évoluent sur une Terre qui n’est pas (encore) la nôtre.

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