Les Graciées de Kiran Millwood Hargrave : un vent de culpabilité souffle sur la Norvège

Il aura suffi d’une bourrasque mortelle pour jeter une malédiction sur un petit village du bout du monde. Avec Les graciées, Kiran Millwood Hargrave nous entraîne au cœur d’une communauté féminine qui tente de survire au milieu des médisances, du froid, de la peur et d’une chasse aux sorcières sans précédent… En bref, un livre féministe époustouflant !

Perdue au bout du monde, sur une toute petite île norvégienne du nom de Vardø, une communauté survit au rythme des traditions. Puis, un jour, une tempête gronde, « mer et ciel se percutent, aussi puissants qu’une montagne qui se fend », et balaye tout sur son passage… Y compris les lecteurs que nous sommes.

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Paru dans le cadre de la rentrée littéraire 2020 et finaliste du prix Fémina 2020, Les graciées de Kiran Millwood Hargrave oscille entre le roman historique et le livre féministe. Mais bien plus qu’un simple traité sur la condition des femmes en Norvège au 17ème siècle, l’autrice fait résonner son œuvre avec notre quotidien. Si l’époque a évolué, les mentalités ne semblent pas si différentes d’alors « Malgré les quatre cents ans qui nous séparent de cette époque, nombreux sont les échos de la nôtre que j’y ai trouvés ». C’est pourquoi, sous forme d’une fiction révélatrice, Kiran Milwood Hargrave a décidé de raconter l’histoire de ces gens et la « manière dont ils ont vécu – avant qu’ils ne soient définis par les raisons de leur mort ».

Les graciées : un livre sur les sorcières ?

La tempête qui marque le début de l’histoire de Kiran Millwood Hagrave « était arrivée en un claquement de doigts, comme par enchantement ». Dès lors, on comprend que cette petite communauté du bout du monde n’est pas tout à fait comme les autres… Proches des Lapons – ou Sami, peuple d’Europe qui vit aux confins du cercle polaire dans la culture du renne – ils vivent en harmonie avec des cultures païennes bien qu’ils fréquentent l’Église.

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Pour vous aider à situer Vardø

Adeptes des rituels et des runes, les villageois leur vouent une confiance dans la protection des hommes qui partent en mer pour nourrir les femmes et les enfants. Mais voilà, après la disparition de plus de quarante hommes en pleine tempête, les rumeurs commencent de courir et de se répandre, telle la traînée de poudre qui allumera bientôt les bûchers, à travers tout le village. Et s’ils avaient appelé le vent pour faire périr tous les hommes ?

Démons ! Sorcières ! La sentence ne tarde pas à tomber. Pourtant, il faut un temps où « je me souviens d’un temps où tu me disais que les runes te réconfortaient, un temps où les marins allaient trouver mon père pour qu’il lance ces os et leur indique le moment propice pour partir en mer. Tout cela n’est qu’un langage, Maren. Que tu ne le comprennes pas n’en fait pas l’œuvre du diable ». Mais qui a donc invoqué le vent qui a fait périr tous les hommes ?

Le procès des sorcières de Vardø (1621)
Si les personnages imaginés par Kiran Millwood Hargrave dans Les Graciées sont, pour la plupart, purement fictifs, le procès des sorcières de Vardø a bel et bien existé. Si la postérité se souvient surtout des chasses aux sorcières européennes et américaines, les Norvégiens n’y ont pourtant pas échappé. Eh oui ! Si l’on s’intéresse d’un plus près à l’histoire de la Norvège, on y trouve bien le nom d’un certain seigneur… John Cunningham. En 1621, alors que les Sami s’obstinent à perpétuer leur culture traditionnelle, une nouvelle loi sur la sorcellerie est adoptée par le roi Christian IV. Ce dernier, adepte d’un luthérianisme strict, va alors persécuter et exécuter ces peuples indigènes au nom de l’instauration d’une société unique et homogène. Persuadé d’agir au nom de la vision du monde inculqué par sa religion, il engagea alors le capitaine Cunningham qui supervisa plus de 50 procès pour sorcellerie. L’élément déclencheur de cette hystérie collective ? Le traité de Démonologie du roi écossais Jacques VI et cette fameuse tempête « où la mer et le ciel ne devinrent qu’un ». À Vardø, des dizaines de femmes, dénoncées par leurs pairs, sont torturées et finissent par avouer que la nuit de Noël 1620, Satan serait venu leur rendre visite pour leur demander de les suivre… Elles se seraient alors réunies sur une montagne pour implorer une tempête. La suite, vous la connaissez, elles furent brûlées vives. Mais les procès ne s’arrêtèrent pas là… Ils ont perduré jusque dans les 1660. Au total, 14 hommes et 77 femmes furent injustement exécutés.

Alors qu’un nouveau délégué du roi Christian IV, Absalom Cornet, est envoyé à la forteresse de Vardø, en compagnie d’Ursa, sa jeune épouse, pour éclaircir la situation, le ciel s’assombrit inexorablement sur le village. Les femmes s’affrontent silencieusement, s’envoient des regards accusateurs, nourris par le désir de vengeance « Beaucoup d’entre elles se moquent de savoir si ce qui est dit est vrai ou non ; elles veulent une raison, veulent donner un sens à la tournure qu’a prise leur vie, même si tout repose sur un mensonge ». La chasse aux sorcières est lancée. Alimenté par le chagrin, leur colère est ne pourra être apaisée avant d’avoir trouvé un coupable « le chagrin ne peut nourrir un corps, mais il peut le remplir ».

Mordus par le froid pénétrant de ce roman glacial, les lecteurs sont frappés par les vents qui fouettent, avec violence, les falaises… comme un mauvais présage de ce qui se trame derrière les chuchotements de ces femmes brisées. Avec une puissance d’écriture remarquable, Kiran Millwood Hargrave raconte le quotidien éprouvant de ces femmes tout en faisant surgir, des vents lointains, les méandres de pensées superstitieuses et empoisonnées « Nous sommes ici pour éclairer ces lieux, pour chasser les ténèbres et faire brûler le mal. Pour qu’il soit dévoré par le feu de l’amour de Dieu ». Mais rassurez-vous ! Si le froid vous pénètrera jusqu’au plus profond de vos os, la chaleur des héroïnes – Maren, Ursa, Kirsten et Diina – ne vous quittera plus… Leur présence continuera de vous hanter même après avoir fermé la dernière page du livre. Après tout, ce n’est pas pour rien que les légendes rapportent que Les Graciées n’est rien d’autre qu’un livre sur les sorcières… À vous d’en juger maintenant !

Les graciées : le livre qui fait s’affronter les femmes avec Dieu

Depuis la nuit des temps, les femmes ont été les martyres de Dieu. Nées de la jambe d’Adam, elles sont encore aujourd’hui qualifiées de sexe faible. Et l’espace d’un instant, avec Les Graciées, on en viendrait presque à croire à ce mythe… En effet, alors que les hommes disparaissent subitement, les femmes se laissent mourir, recroquevillées dans leur lit, pleurant leurs disparus.

Puis, vient le temps du réveil. Initiées par la voix de Kirsten, elles prennent en charge les tâches masculines – comme la pêche, l’élevage des rennes et leur abattage – pour espérer survivre au milieu de cette nature hostile. Mais que n’ont-elles pas fait là ! Au loin, d’autres voix s’élèvent déjà et crient au scandale… Les règles de Dieu ont été enfreintes. Ou bien est-ce celle d’une société patriarcale qui condamne la femme à rester au foyer en attendant qu’un homme vienne l’y rejoindre… mort ou vivant.

Vous l’aurez compris, l’enjeu du livre de Kiran Millwood Hargrave est ailleurs « Le pasteur peut bien penser que leur survie après la tempête tenait du miracle, Maren est désormais persuadée que Dieu se serait montré plus clément en noyant tout le village ». Bien plus que nous rapporter des faits historiques, elle nous questionne sur la place de la femme à une époque où elle est déterminée par une autre entité. Une entité aussi puissante que terrifiante.

Pourtant, ici, si Dieu tout puissant régit les lois universelles de ce monde, les femmes sont les propres actrices de leur malheur. Hormis le lien indescriptible qui unit Maren à Ursa – un lien qui se transformera en une histoire d’amour poétique – les femmes se tirent dessus, usent de leurs mots pour tirer à blanc et abattre les fortes têtes. Alors qu’on aurait pu croire qu’une sororité serait née de la douleur et du désespoir suite à la perte de leurs maris, pères et frères, elles se divisent – telles des petites filles en train de se chiffonner pour un rien.

« Elle qui pensait avoir vu le pire depuis ce port, que rien ne pouvait égaler les horreurs de la tempête, comprend à présent combien il était naïf de croire que le mal ne pouvait provenir que du dehors. Depuis le départ, il était ici, parmi elles, perché sur deux jambes, répandant la rumeur de sa langue humaine »

Guidées par la main de celui qu’elles appellent Dieu, celles qui criaient aux sorcières deviennent les démons de leur propre histoire « Comment peuvent-ils agir au nom de Dieu ? Comment peuvent-ils qualifier leur œuvre de sacrée ? ». Et c’est ainsi que la parole de Dieu devint l’instrument du mal… Mais dans cette société moyenâgeuse où traditions et religion guident le peuple, rien ne semble plus normal que d’accuser des femmes innocentes de sorcières.

Ce n’est pas un secret, Les Graciées est le récit d’une tragédie annoncée. Aucune surprise narrative ne viendra surprendre votre lecture. Tout est joué d’avance. Le livre féministe de Kiran Millwood Hargrave se fait un exemple parfait de l’obscurantisme des hommes qui, sous couvert de la main de Dieu, ont cherché à imposer leur idéologie sectaire. En bref, avec Les Graciées, Kiran Millwood Hargrave a signé un roman d’émancipation féminine qui ne sera pas sans vous tirer quelques frissons tant il fait macabrement écho à nos sociétés modernes…

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