Impossible d’Erri de Luca : un voyage déroutant dans le Nord de l’Italie

Le dernier opus d’Erri De Luca, roman déroutant, nous fait voyager des flancs vertigineux des Dolomites au silence bruyant d’une cellule d’isolement, en passant par un interrogatoire entre deux hommes que tout oppose. Le roman nous pose avec acuité la question suivante : l’impossible peut-il arriver ?

Ce qui déroute le lecteur, d’emblée, dans Impossible, c’est la forme du roman, comme un premier pied de nez adressé au lecteur et un premier écho à son titre. Les premières lignes (et une grande partie du roman) consistent en un interrogatoire entre deux personnages anonymes, l’un posant les questions, l’autre y répondant. Par là même ils sont représentés dans le dialogue par les initiales « Q » et « R ». Ces dialogues, en réalité – on le comprend très vite – le procès-verbal d’un interrogatoire judiciaire, alternent avec des lettres imprimées en italique, écrites par l’accusé depuis sa cellule d’isolement et adressées (sans être envoyées) à la femme qu’il aime et qu’il appelle Ammoremio. Impossible, c’est donc d’abord un défi littéraire, celui de l’absence d’un narrateur qui organise globalement le récit, celui d’un roman qui flirte avec les limites du genre, empruntant à d’autres formes scripturales, y compris des formes très éloignées de ce qu’il est traditionnellement.

Impossible livre erri de Luca

Cet interrogatoire confronte un jeune juge d’instruction et un homme qu’on devine d’âge mûr, qui a déjà été condamné et fait de la prison pour des faits graves inspirés par son militantisme politique. L’ombre des Brigades Rouges plane ainsi sur le roman. Cet homme, retourné à l’anonymat et à une vie sans histoire, est interrogé à propos de la mort mystérieuse en montagne d’un de ses anciens compagnons d’armes, un repenti, qui l’a trahi lui et leurs compagnons en devenant un « collaborateur de justice ». En effet, celui-ci a chu dans un précipice des Dolomites alors même que le protagoniste, qui ne l’avait jamais revu, se trouvait non loin de lui, sur la même vire (nom qu’on donne à une zone légèrement pentue mais extrêmement dangereuse en montagne). C’est même le protagoniste qui a donné l’alerte aux sauveteurs en voyant que la personne qui le précédait au loin sur la vire avait disparu. Le juge refuse de croire à la version de la coïncidence pure que lui donne l’accusé. Celui-ci s’entête à affirmer que même ce qui paraît « impossible » peut arriver. Le juge, l’interrogateur, cherche à donc éclairer les circonstances de cette mort, essayant d’étayer son hypothèse, celle d’une rencontre entre les deux anciens compagnons et d’un règlement de comptes entre eux. Pour obtenir des aveux, il fouille leur relation avant la trahison, interroge l’accusé sur ses valeurs, sa passion de la montagne, sa conception de l’amitié et de la fidélité.

Le lecteur, initialement avide de savoir le fin mot de l’histoire, est peu à peu amené à s’intéresser davantage aux deux conceptions du monde et de la vie qui s’affrontent, non sans être discrètement orienté vers celle du protagoniste dont les lettres nous laissent entrevoir la vie intime, l’impassibilité, la foi inébranlable en ses convictions et l’attachement profond qu’il a noué avec une femme, attachement dans lequel il puise sa force.

Impossible est donc le récit de l’affrontement entre une jeunesse sûre d’elle-même et une maturité tranquille qui n’a plus rien à prouver, entre deux conceptions de la justice (droit positif vs droit naturel), entre l’Etat de droit et la Nature, incarnée par la montagne, figure centrale du récit, à la fois attirante et dangereuse. « La montagne, immobile par nature, est un mobile. C’est exactement ça : elle attire à elle. Chacun a ses propres raisons d’y aller. La mienne est de tourner le dos à tout, de prendre de la distance. Je rejette le monde entier derrière moi. Je me déplace dans un espace vide et aussi dans un temps vide. Je vois comment était le monde sans nous, comment il sera après. Un endroit qui n’aura pas besoin qu’on le laisse en paix ». Ce que le personnage éprouve en montagne, n’est-on pas heureux aussi de l’éprouver en ouvrant un livre comme Impossible dans ces temps difficiles ?

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