Dans la forêt de Jean Hegland ou l’histoire de Robinson au féminin

Robinsons des temps modernes, Eva et Nell tentent de survivre au milieu d’une nature hostile. À la fois une leçon de vie, une fable écologique, une ode féministe, un manuel survivaliste et une dystopie, Dans la forêt de Jean Hegland se veut un avertissement saisissant sur le monde de demain…

Bien que paru en 1996 aux États-Unis, Dans la forêt de Jean Hegland n’a fait l’objet d’une parution française qu’en 2017 aux éditions Gallmeister. Les théories de l’effondrement de Pablo Servigne auraient-elles relancé l’intérêt des lecteurs sur la fin du monde ? Ou peut-être serait-ce l’arrivée de Donald Trump au pouvoir ? La question reste entière, mais le succès du roman n’a jamais été démenti depuis…

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Vous l’aurez compris, Dans la forêt commence par la fin. La fin du monde. Tandis que l’électricité est subitement coupée, pour une raison obscure sur laquelle Jean Hegland ne s’appesantira pas, Eva et Nell se retrouvent face à elles-mêmes. Privées de musique et d’internet, les deux sœurs vont devoir réinventer leur monde. Isolées dans leur maison familiale perdue au milieu de la forêt, elles vont devoir tout réapprendre pour espérer survivre. Parce qu’une chose est sûre : rien ne sera plus jamais comme avant. Tout est à réécrire.

« Et je dois avouer que ce cahier, avec ces pages blanches pareilles à une immense étendue vierge, m’apparaît presque plus comme une menace que comme un cadeau – car que pourrais-je y relation dont le souvenir ne sera pas douloureux ? »

Dans la forêt ou comment revenir à l’essentiel ?

Elles avaient la vie devant elles. Eva, dix-huit ans, danseuse professionnelle, s’apprêtait à intégrer un balai prestigieux. Nell, dix-sept ans, préparait activement les examens pour rentrer à Harvard. Un avenir lumineux leur tendait les bras jusqu’à ce que les lumières s’éteignent et que les ténèbres les enveloppent. Forcées d’abandonner leurs rêves, les voilà en train de fourrer les mains dans la terre pour espérer se nourrir la saison suivante…

Le monde postapocalyptique « je n’ai jamais su comment nous consommions. C’est comme si nous ne sommes tous qu’un ventre affamé, comme si l’être humain n’est qu’un paquet de besoins qui épuisent le monde. Pas étonnant qu’il y ait des guerres, que la terre et l’eau soient polluées. Pas étonnant que l’économie se soit effondrée » laisse alors place à un retour aux racines de la vie « j’ai vécu dans une forêt de chênes toute ma vie, et il ne m’est jamais venu à l’idée que je pouvais manger un gland ». Un retour à la terre et à la nature, parfois difficile, mais dont le lecteur se délectera. Il faut dire que la plume aussi puissante que poétique de Jean Hegland n’y est pas pour rien… Une plume bouleversante qui ne sera pas sans vous rappeler celle de Delia Owens dans Là où chantent les écrevisses.

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Elliot Page et Evan Rachel Wood dans le rĂ´le de Nell et Eva dans Into the forest

Tantôt forteresse de solitude protectrice, tantôt terre de tous les dangers, la forêt les enveloppe d’une brume empreinte des effluves d’un passé heureux. D’un passé cruel où les rires résonnaient entre les souches des arbres. Mais aujourd’hui, prisonnières d’un silence qui semble éternel, Eva et Nell devront s’en faire une alliée pour tenter de survivre au milieu de la nature hostile « Parfois la forêt donnait l’impression de mener sa vie dans son coin, parfois elle donnait l’impression de se rapprocher, de planer au-dessus de nous ». Vous l’aurez compris, avec Dans la forêt, Jean Hegland signe un livre qui s’aligne sur le genre littéraire du nature writing. Voilà l’homme seul face à la nature.

Qu’est-ce que le nature writing ?
Littéralement « écrire sur la nature », le nature writing est la littérature des grands espaces américains. Une littérature intimiste, introspective et sensuelle. Souvent considéré comme un genre littéraire mineur, le nature writing explose au grand jour avec le fameux Into the wild de Jon Krakauer en 1996. Pourtant, il est loin d’être celui qui a inventé le genre ! En effet, c’est Henry David Thoreau qui est considéré comme le père fondateur du nature writing. Philosophe et fervent défenseur de la nature, il avait compris – avant tout le monde – l’importance de préserver l’environnement. C’est ainsi qu’avec le nature writing, la nature devient un personnage à part entière. Un personnage mystérieux à la fois puissant, hostile et protecteur. C’est elle qui détient toutes les réponses. Et ce n’est pas Dan O’Brien, auteur du genre, qui vous dira le contraire quand il écrivait que « l’avenir du monde est dans la beauté sauvage ». À la fois récit écologique, récit de voyage, roman historique ou même thriller, le nature writing défend avec une ardeur poétique incomparable les grands espaces naturels. Aujourd’hui, Jim Harrison et Pete Fromm sont les auteurs phares du mouvement.

Mais les habitudes ont la vie dure pour les deux jeunes filles encore très attachées à leur passé. Si la réponse est là, devant elle, cachée entre les arbres, Nell ne peut s’empêcher d’éplucher l’encyclopédie pour tenter de trouver des réponses à ses questions « FORÊT : communauté écologique étendue et complexe dominée par les arbres et capable d’assurer sa perpétuation ». Vaine tentative. Et c’est ainsi que toute la première partie du roman se construit sur le manque et sur ce qui ne fonctionne plus. Jean Hegland, à travers le journal de Nell, s’emploie à nous faire un état des lieux. Puis vient le temps de la résiliation.

C’est en s’inspirant du passé des lieux qu’elles vont finalement résoudre leur mystère. Au départ, Eva et Nell expérimentent les lieux comme elles l’ont toujours fait, sans jamais réaliser que cette terre fut habitée bien avant leur naissance. Mais bientôt, en prenant exemple sur Sally Bell, l’une des dernières survivantes de la tribu indienne des Sinkyones, elles réalisent qu’elles peuvent mener une vie magnifique rien qu’en se nourrissant de ce que la nature peut leur offrir…

Dans la forêt de Jean Hegland : un cruel voyage initiatique

Il est important de noter que si ce retour à la nature est aussi beau qu’essentiel, il n’en reste pas moins douloureux. Bien plus qu’abandonner tout ce qu’elles ont toujours connu, Eva et Nell devront face aux menaces qui les entourent. Oh oui bien sûr, la nature est hostile, mais l’homme en perdition semble encore plus terrifiant. Privé de son confort, il agit selon ses instincts primaires. Si bien qu’on en viendrait presque à se demander qui est l’animal…

Vous l’aurez sûrement compris, les personnages masculins sont peu nombreux dans le roman de Jean Heagland et sont éphémères. En effet, ils apparaissent aussi vite qu’ils disparaissent. Ils se succèdent, marquant rageusement leur passage dans la vie d’Eva et Nell, quitte à les laisser désœuvrées. Si on ne peut pas vraiment qualifier Dans la forêt de livre féministe, on peut néanmoins reconnaître dans ce retour à la nature, un chant à la féminité. Les deux jeunes filles s’inspirent d’héroïnes du passé comme si les femmes étaient le seul avenir possible pour l’humanité. Et si l’espoir résidait dans la sororité ?

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Elliot Page dans le rôle de Nell dans le film Into the forest réalisé par Patricia Rozema

Une sororité représentée par deux sœurs que tout oppose, qui vont se chamailler, se détester et s’aimer de manière aussi étonnante qu’inattendue… Entre sensualité et querelles fraternelles, elles apprennent à s’apprivoiser dans un monde où tout est à reconstruire « même se disputer est un luxe qu’on ne peut pas se permettre quand sa vie entière a été réduite à une seule personne ».

Si l’on compare les deux jeunes filles du début du roman aux deux jeunes filles qu’elles sont devenues au terme des quelques 300 pages, on ne les reconnaît presque plus. Elles se sont assagies, elles ont grandi tant bien que mal piégées dans un huis-clos florissant tantôt objet de tous les fantasmes, tantôt hostile et mystérieux. Et c’est tout simplement bouleversant. Déchirant.

En bref, Dans la forêt se veut un message clair, puissant et universel qui ne manquera pas de vous faire réfléchir, car « Je me demande, a dit Eva en se levant pour recommencer à danser, pourquoi qui que ce soit voudrait marcher sur l’eau… alors qu’on peut danser sur la terre »… À méditer !

Dans la forêt de Jean Hegland : du livre au film

En 2016, soit avant même la parution la traduction française du livre de Jean Hegland, un film adapté de Dans la forêt sortait sur nos grands écrans. Intitulé Into the forest, le film se veut une adaptation plutôt fidèle même si de nombreuses scènes du livre ont malheureusement disparu du film… C’est particulièrement le cas pour la fin. Des scènes essentielles, dont celles qui amèneront Eva et Nell à faire LE choix de leur vie, sont élaguées au profit d’une conclusion un peu hâtive qui nous a laissés sur notre faim.

Et que dire de la force d’écriture de Jean Hegland ! Avec Dans la forêt, l’autrice américaine expérimente le nature writing avec une justesse étonnante et c’est précisément ce qui fait tout le charme du roman. Vous savez, ces longues tirades sur la beauté de la nature, sa force et sa puissance « l’eau gouttait de toutes les feuilles et brindilles, un après-la-pluie étincelant qui gazouillait tel un lointain ruisseau, tandis que celui tout proche bouillonnait à la manière d’une rivière »… Voilà ce qui fait toute l’essence de Dans la forêt. Mais… comment retranscrire une telle intensité à l’écran ?

Bien que les plans soient tournés de manière à mettre en lumière la forêt qui abrite nos deux survivantes, rien ne vaut les mots de Jean Hegland pour lui rendre vraiment honneur. Des mots parfois doux, parfois saillants, qui nous poussent à nous remettre en question sans jamais ne nous le demander explicitement. Mais… n’est-ce pas justement ce qui fait toute la magie de la littérature ? En bref, si le film Into the forest n’est pas à voir absolument, le livre de Jean Hegland, en revanche, mérite de figurer dans vos bibliothèques !

2 Comments

  1. jean-phi novembre 6, 2021
  2. DĂ©lia Delbruel mars 29, 2022

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