Âme brisée d’Akira Mizubayashi : quand les violons chantent le Japon

Prix des Libraires 2020 et Prix de l’Algue d’or, Âme brisée d’Akira Mizubayashi nous emmène dans deux univers méconnus, le Japon juste avant la Deuxième Guerre mondiale et le monde de la lutherie aujourd’hui, pour nous y raconter, en sourdine, l’histoire d’un père, de son fils et d’un violon qui les unit.

Au cœur de ce roman, il y a un traumatisme, celui de l’arrestation du père du protagoniste âgé de onze ans, Rei Mizusawa, par des militaires, en 1938 à Tokyo, suivie de sa disparition. Yu Mizusawa, professeur d’anglais et excellent musicien, était alors en pleine répétition du quatuor à cordes Rosamunde de Schubert avec trois étudiants chinois, en faisant fi des tensions croissantes entre la Chine et le Japon nationaliste et militariste de l’époque. Le roman brosse le portrait d’un homme doux, respectueux, à l’écoute, plein d’amour pour son fils orphelin de sa mère. Il évoque surtout un homme empli d’une foi profonde pour la musique, capable selon lui d’amener les hommes à dépasser leurs appartenances nationales ou idéologiques pour les faire communier dans la beauté. Son arrestation et la destruction de son violon, écrasé sous la botte d’un capitaine inculte, pourraient signifier que Yu nourrit de folles espérances, mais la construction extrêmement élaborée du roman, à l’image de son sujet, le quatuor Rosamunde, dont il reprend la structure non linéaire (Allegro, Andante, Menuetto & Allegro final), augmentée d’un chapitre initial intitulé « Recueillement » et d’un « Epilogue », montre qu’il n’en est rien, bien au contraire.

ame brisée akira mizubayashi

C’est un roman dont les phrases, littéraires et musicales unissent des moments éloignés dans le temps et dans l’espace, avancent puis reviennent sur les mêmes scènes, les mêmes moments en variant les points de vue. On a l’impression de voir transposées sur la page les variations musicales du quatuor. Partis du cœur de la peur et du traumatisme – la scène initiale, narrée à la première personne par le jeune Rei enfermé dans une armoire à qui un sauveur inattendu, le lieutenant Kurokami, confie le violon détruit de son père – nous sommes transportés jusqu’aux lumières éblouissantes d’une scène de concert et même jusqu’à la résurrection de ceux qui sont morts et ont souffert de la brutalité, de l’ignorance et de l’intolérance des hommes.

En effet, après le premier mouvement bouleversant du roman – l’arrestation de son père et l’errance de Rei dans les rues de Tokyo – on le retrouve, dans un deuxième mouvement, des dizaines d’années plus tard, à l’âge mûr. Il porte un autre nom, Jacques Maillard, il est devenu un luthier de renommée internationale. Son épouse, Hélène, essaie de le persuader d’écouter une jeune violoniste à la réputation grandissante, Midori Yamazaki. Le roman va peu à peu nous relater la genèse de cette vocation de luthier, qui ne saurait être étrangère au seul héritage qu’il a recueilli de son père, un violon brisé jusqu’à l’âme, relatée au cours de la rencontre avec cette jeune fille. On y découvre en même temps l’univers discret de la lutherie et le travail extrêmement minutieux de ceux qui exercent cet art.

Dans ce roman, on entend des cœurs se fendre et des âmes se briser, celles des hommes comme celles des violons. Toutefois, sur le modèle de ces violons qui traversent les siècles et conservent la mémoire de leurs anciens propriétaires, c’est un roman qui nous parle avant tout de ces gens qui, par-delà les horreurs absurdes, préservent la flamme de l’humanité, de l’amour et de la beauté. De très belles figures s’entrecroisent dans ces lignes : celle du lieutenant Kurokami qui sauva Rei et le violon de son père, celle de Yanfen, la seule femme du quatuor, qui conserva précieusement et pendant des années la mémoire et quelques souvenirs matériels du père de Rei pour les lui transmettre, celle d’Hélène, la femme de Jacques, archetière, qui lui laissa la liberté de poursuivre l’œuvre de sa vie, celle de Midori, jeune concertiste en devenir, prête à écouter et recueillir les souvenirs de Rei-Jacques Maillard. On y croise même celle d’un chien shiba, appelé Momo, un chien errant de Tokyo qui donna à Rei la force de s’accrocher à l’existence quand tout paraissait privé de sens.

Le roman s’interdit le pathos et les sentiments dramatiques, tout y est suggéré avec une puissance d’autant plus grande. Le chagrin y est profond mais digne, l’amour et la résilience sont toujours présents, en sourdine. On y parle japonais ou français, on parle aussi de traduction et de l’amour du mot juste, on y croise des notes sur des portées, mais surtout on y parle la langue de la musique et de l’espoir, l’espoir de réenchanter le monde en quelques coups d’archets.

Laisser un commentaire