Connemara de Nicolas Mathieu : entrez dans la danse des regrets au rythme de la chanson de Sardou !

Que se passe-t-il quand tout est déjà construit, mais que tout semble encore possible ? Voilà l’épineuse question à laquelle essaye de répondre Nicolas Mathieu dans Connemara… Sur l’air entêtant de Sardou, il insuffle des envies d’ailleurs dans la vie désormais bien rangée – vraiment ? – de Christophe et Hélène…

Si vous avez adoré Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018, alors aucun doute, vous aimerez forcément Connemara. À moins que vous n’aimiez pas l’effet de répétition chez un auteur… Parce que oui ! Nicolas Mathieu reprend les mêmes ingrédients pour donner naissance à un nouveau roman régionaliste. Amoureux de l’est d’où il est originaire, il nous entraîne cette fois-ci dans la banlieue de Nancy.

conemara

C’était l’un des livres les plus attendus de la rentrée littéraire de janvier 2022, mais avec ses effluves nostalgiques, il divise la scène littéraire. Sur l’air des Lacs du Connemara et de Leurs enfants après eux, Connemara exprime la nostalgie et les regrets qui animent les fantômes de notre passé. Mais au-delà du procédé de répétition narratif, Nicolas Mathieu vise dans le mille. En effet, avec Connemara, c’est l’histoire universelle de la vie de monsieur tout le monde qu’il dissimule entre ses lignes…

Et il faut le dire ! Nicolas Mathieu démontre, une nouvelle fois, tout son talent pour raconter nos adolescences déchues, cet « assassinat programmé de longue date ».

Connemara : un aller-retour perspicace entre passé et présent

Deux, puis trois, puis quatre mondes s’opposent dans Connemara. Nicolas Mathieu fait dialoguer les adolescents des années 90 avec les adultes d’aujourd’hui « Aux abords de la quarantaine, l’aveu leur coûtait, mais il fallait bien admettre que l’avenir ne leur appartenait plus tout à fait et que le temps faisait son poids ». Des adolescents rêveurs devenus des adultes pragmatiques et désillusionnés – ou presque.

Elle, c’est Hélène, presque 40 ans, l’intello du lycée, qui a gravi tous les échelons pour arriver en haut de l’échelle sociale. Consultante, mariée, deux enfants, elle a quitté Paris après un burnout « Quand quelqu’un prononçait devant elle les mots « impacter », « kickoff » ou « prioriser », elle était prise d’un haut-le-cœur », pour revenir s’installer à Nancy – proche de Cornecourt, la petite ville où elle a grandi. Évoluant dans un monde presque exclusivement masculin, elle continue de batailler pour prouver sa valeur. Mais à quoi bon ? « À quoi servent ces tableaux Excel, ces réunions reproductibles à l’infini, et le vocabulaire, putain » ? Une néolangue managériale qui, on le sait désormais, révolte Nicolas Mathieu et révèle, selon lui, les multiples visages de la bêtise humaine.

Lui, c’est Christophe, la quarantaine, vendeur de nourriture pour chiens, partageant sa vie entre les apéros avec ses potes et les crises de son ex-compagne, Charlie, qui a décidé d’emmener leur fils vivre à plusieurs centaines de kilomètres de lui. Ancien joueur de hockey, il était le beau gosse du lycée, celui sur lequel les filles avaient envie de mettre le grappin. Mais le temps a passé, fait son œuvre et le voilà complètement désœuvré, errant immuablement dans la ville de son enfance.

« Puis à quarante ans pour finir, un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère, la voix qui scande autour des lacs, c’est pour les vivants, et lui tout seul au volant, ne sachant même pas où dîner ni avec qui, en être là au bout du compte, le cheveu plus rare et sa chemise serrée à la taille, surpris de cette sagesse de vieillard qui, à l’improviste, sur cette chanson roulant son héroïsme de prospectus, le cueillait dans une bagnole qui n’était même pas à lui »

Bienvenue en 2017, en cette veille d’élection présidentielle sans précédent, le monde gronde, pris dans le tourbillon du renouveau, tout en ne rêvant que de s’échapper de cette réalité. Pour Hélène et Christophe, cette cacophonie résonne terriblement avec leur crise de la quarantaine et c’est ainsi, qu’entre passé et présent, ils dressent le bilan de leur vie. Celle qui croyait avoir brillamment réussi, en se libérant de sa classe sociale d’origine, ne peut s’empêcher de ressentir une sensation de gâchis. Celui qui brillait sous le feu des projecteurs à 18 ans se retrouve piégé dans l’insouciance de sa jeunesse sans se rendre compte qu’elle a pris fin il y a des années déjà…

Ces allers-retours entre passé et présent nous rappellent surtout l’impossibilité de rompre avec le paysage de nos origines. Nos actes manqués de l’adolescence continuent de nous poursuivre à l’âge adulte et rien ne sert de les renier. Cette trahison pourrait nous rendre coupables… Coupable d’adultère par exemple. Quand, par le plus grand des hasards, les regards de Christophe et Hélène se croisent à nouveau, ils décident de jouer contre les règles. Pour Hélène, c’est l’occasion de prendre sa revanche sur l’adolescente insignifiante qu’elle était et pour Christophe, celle de s’élever socialement aux côtés d’une femme de pouvoir – c’est tout du moins ce qu’il veut croire. Mais tout ça n’est qu’une énième illusion et ils le savent aussi bien l’un que l’autre. Si « le passé était leur occasion », il était aussi le cruel miroir de tous leurs regrets réunis…

Connemara : une histoire d’amour avortée par les désillusions

Vous l’aurez compris, avant d’être une histoire d’amour, Connemara, c’est surtout la tentative de faire renaître le passé pour espérer en faire surgir une étincelle nouvelle… mais tout ne va pas se passer comme prévu « L’amour n’était pas cette symphonie qu’on vous serinait partout, publicitaire et enchantée ». L’amour passé quarante ans, qui plus est l’amour adultère, n’a décidément plus les mêmes saveurs qu’antan. Mais, pour Hélène, cela n’a que peu d’importance, « elle voulait s’offrir ce supplément d’adolescence, s’en foutre comme à l’époque ».

Et si la plume si enlevée de Nicolas Mathieu laisse place au franc parlé « il l’empoignait, ouvrait son pantalon ou remontait sa jupe, faisait glisser sa culotte et ils baisaient comme ça, sans prendre le temps de se déshabiller », c’est pour mieux afficher cette détresse, ce j’m’en foutisme corrompu qui rappelle une jeunesse oubliée au milieu des méandres de la vie et des responsabilités qui l’accompagnent. Alors « chacun menait son existence pleine à ras bord, avec œillères et son sentiment d’à quoi bon épisodique ». Comme s’ils pouvaient espérer raviver une flamme éteinte il y a bien trop longtemps déjà.

« Au fond, les vieilles amours étaient comme ces tapisseries décaties aux murs des châteaux forts. Un fil dépassait, vous tiriez dessus par jeu, et tout se détricotait dans la foulée. En un rien de temps, il ne restait plus que la trame, les manies et les névroses à découvert, le rêve agonisant en ficelles sur la moquette »

Mais la réalité ne tarde pas à les rattraper, entre deux cinq à sept, les couperets tombent un à un « à un moment, c’est sûr, il y aurait une déflagration et des choses seraient abîmées pour toujours ». Christophe voit son fils lui être enlevé, son père perdre la tête et le hockey devenir un lointain souvenir. Hélène voit sa vie professionnelle s’éteindre à petit feu, remplacée au pied levé par un homme plus jeune, plus dynamique, plus diplômé et sa vie de famille s’étioler au rythme des coups de reins de Christophe. La chanson de Sardou touche à sa fin.

« Elle est belle. Belle à la manière des souvenirs de vacances, comme ces visages familiers qui vous reviennent avec l’odeur de l’herbe coupée, ou ressuscitent quand l’après-midi filtre par les persiennes et ranime la mémoire d’une sieste dans une maison où l’on a été heureux »

Pourtant, si leur vie s’effondre, ils ne peuvent s’empêcher de penser que tout est encore possible. Mais vous l’aurez compris, c’est là que tient toute la force narrative de Connemara. Bien plus qu’un roman social, c’est un livre qui raconte la vie à 40 ans, quand on prend – enfin – conscience que le temps s’enfuit et que l’air devient soudainement irrespirable. Pourtant, le désir de cet autre chose, de cet indicible, n’a jamais été aussi puissant… Telle la chanson populaire de Sardou, Connemara résonne en nous parce que nous sommes tous, quelque part, un peu Hélène ou Christophe. Et finalement, c’est là que tient le drame en puissance de Connemara… dans l’ordinaire de notre quotidien « enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d’ailleurs, mais ici, chacun sait à quoi s’en tenir ».

Et puis vient le temps de l’inéluctable. Les classes sociales se rencontrent, s’entrechoquent et le lien si fragile qui les unissaient se brise. Là, comme ça, sans aucun autre détour. Quand Nicolas Mathieu accorde ses mots à ceux de Michel Sardou, la cruauté nous étreint pour mieux nous étouffer. Ils nous rappellent que ce n’est pas en ravivant le passé que nous parviendrons à rafistoler le présent. La nostalgie n’est là que pour nous torturer, nous rappeler une envie d’ailleurs, mais qui ne pourra prendre forme que dans un futur libéré des contraintes sociales et familiales… Et ainsi « la fête tirait vers sa fin, pour de bon cette fois » entre des regrets amers et une mélancolie aussi douce que vivace, mais un brin sadique.

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