Entretien avec Laurent Melikian, spécialiste de la BD mondiale

Fans de BD, vous êtes-vous déjà demandé ce qui se passait dans cet univers au-delà de la France et de la Belgique ?

Alors ne bougez plus et écoutez Laurent Melikian.

Journaliste spécialiste de la bande dessinée mondiale, il déniche pour nous les Astérix et autres pépites du neuvième art… aux quatre coins du globe.

Et c’est fascinant.

Laurent Melikian,

Tu es directeur de collection aux Editions Patayo, journaliste spécialisé en bande dessinée mondialeéditeur et formateur en analyse de BD. Tu as collaboré avec différentes revues comme Bodoï, Bédéka, l’Écho des Savanes, Bandes dessinées Magazine. Tu partages également tes découvertes sur Actuabd. Tu as également été enseignant en histoire et analyse de la bande dessinée à l’Académie Brassart-Delcourt. Et tu t’impliques dans l’organisation de grands événements sur le thème de la BD dans plusieurs pays à travers le globe.

Bref, tu es LE spécialiste de la BD mondiale.

Laurent Melikian, spécialiste de la BD mondiale

© Park Jae-Dong

Nous nous sommes rencontrés à New York lors d’un séminaire, où tu as fait une passionnante présentation de la BD à l’International. J’y ai découvert des incontournables et classiques de la BD dans d’autres pays.

  • Qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser à la BD étrangère ?

D’abord j’ai différentes origines étrangères et en même temps j’ai été biberonné à la BD. Quand j’étais tout petit, voire bébé, mon père lisait Astérix alors que j’étais dans la chambre à côté et je m’endormais avec son rire énorme et chaleureux. C’est ainsi que j’ai voulu apprendre à lire pour rigoler comme mon père. Plus tard je me suis rendu compte qu’Astérix était bien plus qu’un grand éclat rire – ce qui n’est déjà pas rien.

Le menhir d'or, nouvelle bd astérix

Astérix, c’est le personnage dans lequel les Français se reconnaissent et dans lequel les étrangers reconnaissent les Français. Sur un plan plus personnel, mes origines s’intègrent parfaitement dans mon identité française et c’est peut-être grâce à ce petit gaulois aux origines très variées, un père juif ashkénaze ayant grandi en Argentine et aux USA et un autre italo-parisien. Étant devenu par les hasards de la vie critique de BD, ma voie était toute tracée : aller chercher les Astérix du monde entier, ceux qui pourraient me permettre de mieux comprendre d’autres cultures.

  • En quoi les différents genres de la BD étrangère sont-ils similaires ou différents de la BD française ?

Vaste question… Qu’est-ce que la bande dessinée ? Selon les cultures, elle peut s’appeler comics en anglais, manga en japonais (image dérisoire), fumetti en italien (petite fumée, c’est-à-dire la bulle), historietas en espagnol (petite histoire) ou quadrinho en portugais (la case). En fait, chaque culture aborde le récit par une succession d’images comme elle le souhaite et selon les moyens du bord…

Au 10ème siècle, comme à Bayeux, la bande dessinée était représentée par des tapisseries tandis que les Chinois pratiquaient déjà la gravure sur bois. Et finalement, selon les technologies, l’état de l’économie, les volontés politiques, on obtient différentes formes de « petits mickeys ». Au début du 21ème siècle, les Coréens du sud ont apporté les webtoons, des BD à lire sur téléphone par défilement vertical. L’évolution est continuelle. La bande dessinée échange en permanence avec d’autres formes d’expression comme le cinéma, la chanson, le théâtre ou encore les loisirs numériques, avec partout des particularités locales.

  • La BD étrangère peut-elle nous aider à mieux comprendre les autres cultures ?

Tout à fait, mon capitaine. Et je dirais même plus… Évoquez Monica à un Brésilien ou une Brésilienne. C’est la bande dessinée avec laquelle tout le monde apprend à lire là-bas, il ou elle vous en parlera pendant une demi-heure avec enthousiasme. En fait, à travers ce personnage, il parlera de lui-même, de ses copains, de sa famille, de son pays… Vous pouvez tenter la même chose avec Mortadelo y Filemon en Espagne, San Mao en Chine, Darna aux Philippines, etc…

  • Parmi les titres disponibles en langue française, quels sont selon toi les auteurs et/ou titres incontournables de la BD étrangère ?

L’auteur majeur de la BD mondiale, c’est Will Eisner que l’on qualifie d’« inventeur du roman graphique ». D’ailleurs, je recommande tous ses romans graphiques. Notamment, son premier… celui qui a permis à Art Spiegelman de se lancer dans Maus. Contract with god ou Un Pacte avec dieu en français est un recueil de quatre nouvelles sur le Bronx pendant la dépression des années 30, très émouvant.

BD Un pacte avec Dieu de Will Eisner

Il y a également une autrice coréenne, Keum Suk Gendry Kim, qui commence à être reconnue sur plusieurs continents. Elle a publié plusieurs romans graphiques sur son pays, je recommande notamment Mauvaises herbes, un témoignage sur les femmes de réconfort et l’attente à propos de sa propre famille séparée entre le Nord et le Sud, poignant.

BD Les mauvaises herbes de Keum Suk Gendry Kim

Et comme on est plutôt dans des sujets graves, je parlerai aussi de l’Israélienne Rutu Modan qui traite avec humour de questions complexes comme la mémoire de la Shoah dans La Propriété ou l’antagonisme israélo-palestiniens dans Tunnels.

BD Tunnels de Rutu Modan

  • Un coup de cœur parmi les dernières parutions ?

Comme ça de but en blanc, une bande dessinée très française pour le coup, Le Canonnier de la tour Eiffel par Jack Manini, Hervé Richez et David Ratte. C’est une comédie romantique – proche d’Amélie Poulain – qui nous raconte que jusqu’en 1906, on tirait un coup de canon tous les jours à midi depuis la Tour Eiffel. Un récit « feel good » et une évocation de la belle époque.

Le canonnier de la Tour Eiffel : nouveauté BD

  • Beaucoup de parents ont du mal à trouver des livres qui plairont à leurs enfants ou ados. Aurais-tu de bonnes BD à leur recommander ?

C’est un peu ma fonction en ce moment, je suis chroniqueur pour le Mondes des Ados et les revues jeunesse du groupe Fleurus. Le choix est très vaste, mais spontanément je dirais qu’il y a les classiques Astérix, Tintin, Boule et Bill…  qui permettent un dialogue transgénérationnel. Et bien sûr Titeuf ou comment les enfants s’égarent et posent des questions cruciales et embarrassantes sur le monde des adultes. C’est une lecture d’utilité publique.

bd Tifeuf : petite poésie des saisons de Zep

 S’il s’agit d’œuvres contemporaines, pour les ados je pense à 11 407 vues par Claire de Gastold et Vincent Brunner qui décrit très bien les nouvelles interactions dans un lycée induites par la culture des réseaux sociaux.

Nouveauté bd 1147 vues

Pour les plus jeunes, la série Animal Jack par Kid Toussaint et MissPricly parle d’un petit garçon muet qui a le pouvoir de se muter en divers animaux. C’est une belle porte d’entrée vers des réflexions subtiles sur l’humain.

animal Jack bd jeunesse

Enfin pour un éclat de rire général – certains diraient franc et gaulois – Raowl par Tébo qui détourne les classiques du merveilleux avec un trait tout en gros biscottos, on en rigole à tout âge, aussi bien les filles que les garçons.

raowl bd

  • Tu viens de lancer une nouvelle collection, « Des cases, des langues, des mondes ». Quel est l’objectif de cette collection ?

Il s’agit de faire découvrir des œuvres du patrimoine mondial avec des effets de poupées russes. Les bandes dessinées que nous publions sont en elles-mêmes remarquables mais elles éclairent sur des pans entiers de cultures avec lesquels nous sommes peu familiers. Elles nous proposent un autre regard sur la façon d’aborder la bande dessinée à travers le monde.

Notre premier livre Des Assassins par le maître taiwanais, Chen Uen, est un recueil d’histoires chinoises héroïques au graphisme éblouissant. Il s’agit de la mise en scène de l’un des plus vieux textes historiques chinois (écrit au 1er siècle avant notre ère) qui lui-même est à l’origine du genre « wuxia » que l’on dit « récit de lame » ou « arts martiaux » en occident et qui inonde toute la culture populaire d’Extrême-Orient.

des assassins de uen chen : bd nouveauté

Le deuxième volume à paraître en octobre est l’adaptation de Qin Opéra par le romancier chinois, Jia Pingwa, sous la forme d’un rouleau de 70 mètres de long. Concrètement, il aura la forme d’un leporello (un livre en accordéon) dessiné par le pékinois Li Zhiwu. On y découvrira une année de bouleversement dramatique dans un village chinois des années 80. Une forme surprenante pour un récit loin du triomphe national que vantent les autorités du pays. Nous comptons ensuite aborder des superhéros philippins, des gags ivoiriens, des strips finlandais, de l’autobiographie mexicano-américaine…

  • As-tu de nouveaux projets ou ambitions pour les prochains mois ?

Écrire mon propre livre sur les différentes BD de la planète. Il s’appellera simplement BD-Monde.

  • Je terminerai cet entretien avec une question plus personnelle. En tant que spécialiste de la BD mondiale, l’expatriation t’a-t-elle déjà tenté ?

Je l’ai déjà vécu par trois fois. À deux reprises en 1984, puis tout récemment, j’ai vécu un an à Austin au Texas, ville où ont été créés les Freak brothers par Gilbert Shelton, les cousins hippies des Pieds nickelés.

bd les fabuleux freak brothers

En 2002, j’ai également vécu pendant 10 mois sur la route entre Fontainebleau et Angkor en accompagnant Paul Dubrule – cofondateur du groupe Accor – qui s’était lancé le défi de relier ces deux villes à vélo. Et il l’a réussi ! Ce voyage que j’ai effectué en conduisant un camping-car et, plus largement, toutes ces expériences ont beaucoup joué dans ma volonté d’explorer la BD-Monde.

Propos recueillis par Emmanuelle Henry

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