Avec Le capitalisme woke, Anne de Guigné, journaliste au figaro, met les entreprises face aux questions morales en interrogeant les possibles dérives. Le capitalisme est-il woke ? C’est ce que nous avons cherché à savoir…
Bonjour Anne de Guigné et merci d’avoir accepté de nous parler de votre livre Le Capitalisme woke, un essai très intéressant sur les rapports entre les entreprises et les questions morales.
- En le lisant, je me suis rappelé un autre essai paru en janvier 2004 dans lequel le philosophe André Comte-Sponville répondait à la question Le Capitalisme est-il moral ? en affirmant qu’il n’est ni moral, ni immoral, mais tout simplement amoral dans la mesure où l’économie et la morale relèvent de deux ordres différents. Cette vision est d’ailleurs assez proche de celle des économistes qui, depuis Adam Smith, considèrent que « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. »[1] Or, dans votre livre, vous racontez comment les entreprises sont aujourd’hui soumises à une très forte injonction de moralité. Pouvez-vous s’il vous plaît nous décrire ce phénomène ?
Depuis une dizaine d’années, on demande beaucoup aux entreprises, notamment d’agir en dehors du champ qui est traditionnellement le leur, celui de l’activité économique. En particulier, on leur demande d’intervenir dans deux domaines : l’écologie, car les Etats sont impuissants et n’ont pas les moyens de financer la transition écologique, et les questions sociales, afin qu’elles contribuent à la réduction des injustices et des inégalités. Sur ce deuxième volet en particulier, cela peut virer à une forme de pression « woke », dans le sens où la société exige d’elles qu’elles promeuvent non pas une égalité des chances (faire en sorte que chaque employé dispose des mêmes opportunités de progression) mais une égalité de conditions, dans laquelle chaque individu est classé sur une échelle de privilèges en fonction de sa couleur de peau ou de son orientation sexuelle afin de corriger et d’éliminer les disparités en ramenant tout le monde au même niveau. C’est par exemple ce qui se passe chez Disney, une entreprise dans laquelle les employés sont invités à se répartir entre groupes affinitaires selon qu’ils s’identifient en tant que Latinos, Noirs, Asiatiques ou Blancs. Ces derniers en particulier sont alors encouragés dans le cadre de formations à reconnaître leurs privilèges de Blancs.
- Comment expliquez-vous la montée en puissance de ce capitalisme moralisateur ? Comment et pourquoi le capitalisme, autrefois principalement préoccupé par la création de richesses, est-il devenu soucieux de morale et de responsabilité ?
La première cause de cette tendance réside dans l’impuissance des Etats à relever les défis contemporains, au premier rang desquels figure la transition écologique, qui en France nécessitera de réunir plus de 50Md€ de financements. Ensuite, sur le plan idéologique, les entreprises sont venues remplir le vide laissé par l’affaissement des institutions et des organisations qui jusqu’alors structuraient le débat intellectuel. L’Eglise, les syndicats et les partis politiques se sont effondrés ou sont devenus inaudibles, et au milieu de ce champ de ruines, seules les entreprises sont restées debout. C’est alors vers elle que se sont tournés les regards et elles se sont retrouvées investies d’une mission qui n’était traditionnellement pas la leur, celle de répondre aux attentes idéologiques et morales de la société.
- En quoi cette tendance est-elle préoccupante ? Après tout, si les entreprises se comportent aujourd’hui de manière plus morale au lieu de se préoccuper uniquement de leurs profits, est-ce vraiment une mauvaise chose ?
Le capitalisme responsable est bien entendu une bonne chose, et mon point de vue dans ce livre n’est pas du tout de défendre une vision friedmanienne de l’entreprise[2]. Compte tenu des excès et des crises que nous avons connus par le passé, il est sans doute bienvenu de voir émerger un peu d’auto-régulation dans les entreprises. En revanche, je suis très inquiète de les voir entrer en politique. En effet, nos sociétés sont déjà très fracturées, et si nous confions aux entreprises le soin d’organiser la vie de la cité, alors nous enterrons toute ambition d’avoir une vraie vie politique. Dans nos sociétés démocratiques, c’est au parlement de définir l’intérêt général, pas aux entreprises. Selon moi, nos efforts doivent tendre à renouveler et revivifier la démocratie plutôt que d’en confier les clés aux entreprises.
- Selon vous, comment est-ce que le capitalisme sera amené à évoluer face aux revendications des salariés et consommateurs ?
Les entreprises n’ont pas le choix : elles doivent entendre et répondre à cette quête de sens qui émane des salariés et des consommateurs, mais elles doivent le faire de manière modeste et cohérente, en restant alignées avec leur objet social et le champ de leur activité. Et plutôt que de céder à la facilité d’afficher une charte des valeurs dans leur communication extérieure, elles doivent un conduire un long et patient travail d’introspection, service par service, pour lutter contre les discriminations et mauvaises pratiques qui existent en leur sein.
Propos recueillis par Marc Bordier
[1] Adam Smith, La Richesse des nations
[2] Allusion aux déclarations de l’économiste néolibéral Milton Friedman dans un article paru le 13 septembre 1970 dans le New York Times: « l’entreprise n’a qu’une responsabilité sociale, celle d’utiliser ses ressources et de mener des activités visant à maximiser ses profits dans la mesure où elle respecte les règles du jeu, à savoir qu’elle livre une concurrence libre et ouverte sans escroquerie ni fraude. »