En cette journée internationale des droits de la femme 2021, revenons sur le parcours d’une femme qui a su se faire une place dans un corps de métier encore majoritairement masculin. Coup de projecteur sur la carrière d’Anne-Claire Legendre, ambassadrice de France au Koweït depuis septembre 2020.
Bonjour Anne-Claire,
Je suis ravie de te parler aujourd’hui à l’occasion de la Journée internationale de la femme. Tu es Ambassadrice de France au Koweït, après avoir été Consule générale à New York, où nous nous sommes connues, et conseillère du ministre des Affaires étrangères.
Tu es très impliquée dans la promotion de la culture française : à New York, tu as notamment été membre de la French Tech et participé au conseil de la Maison Française. Tu as également été impliquée dans le Women’s forum of New York.
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Géopolitique, enjeux économiques et sociétaux, culture : ton métier te confronte au quotidien à ces enjeux aux quatre coins du globe. Qu’est-ce qui t’a motivée à devenir diplomate ?
À 17 ans je voulais devenir bibliothécaire et vivre dans un coin reculé de France entourée de livres. Cela ne s’est pas tout à fait passé comme ça !
Ce sont néanmoins les livres ou, du moins, les langues qui m’ont amenée à la diplomatie. À 20 ans je suis partie étudier l’arabe au Caire et il y a eu deux révélations : je suis tombée amoureuse de ce pays, de cette culture et j’ai en même temps été confrontée à des préjugés aux deux bouts de mon parcours ; et d’autre part, confrontée à la réalité géopolitique du moment (la 2e intifada venait d’éclater, les rues du Caire étaient pleines de manifestants), j’ai compris que je ne pouvais pas me contenter de lire de la littérature pour comprendre le monde dans lequel je vivais. C’est cette envie de comprendre et ce besoin de dépasser les préjugés culturels et les malentendus qui m’ont amenée à faire le choix de la diplomatie.
Le plaisir d’exercer ce métier aujourd’hui repose sur le même ressort. J’ai de la chance, il me semble qu’il y a peu de métiers qui offrent cette variété de rencontres et d’activités, cette curiosité toujours renouvelée par les destinations successives, par l’effort qu’il faut faire, intellectuellement, pour changer de perspectives, et trouver au final des connections entre tous ces points.
Et ce qui vient donner sa consistance à l’ensemble, c’est le bien commun et la certitude de travailler dans cette direction, quel que soit l’angle adopté sur le moment.
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En quoi consiste le rôle d’ambassadeur aujourd’hui ?
J’ai été nommée ambassadrice il y a 5 mois donc j’en découvre encore les différentes facettes. Un ambassadeur représente le Président de la République et plus généralement la France auprès du pays où il est nommé, dans mon cas, le Koweït.
Il y a donc un travail d’incarnation : je représente la France, cela implique de donner la plus grande visibilité possible à nos positions, à notre modèle, à ce en quoi nous croyons. Beaucoup de discours, des médias, des réseaux sociaux pour expliquer, convaincre, nous défendre quand nous sommes attaqués, et évidemment discuter avec les autorités et les acteurs locaux pour faire avancer ces idées, qu’il s’agisse de projets de coopération, d’enjeux économiques ou de positions communes à trouver sur des questions régionales comme l’Iran par exemple.
Mais un ambassadeur ne peut rien sans son équipe. Mon rôle c’est donc d’animer l’ambassade, de m’assurer que la direction prise recoupe les priorités du gouvernement, que nous avons développé les bons outils d’analyse pour comprendre la situation, et que nous explorons toutes les opportunités qui se présentent à nous.
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Tu es une femme, jeune, pas le profil typique qu’on imagine pour un ambassadeur. Est-ce le signe d’un changement dans la diplomatie française ? Ton parcours et ta personnalité influencent-ils ta façon d’incarner cette fonction ?
Il y a une vraie volonté politique de transformer notre fonction publique et de donner une place aux femmes et aux profils plus divers. La loi Sauvadet de 2012 il y a dix ans a permis de faire bouger les lignes même si du chemin reste à parcourir.
« On m’interroge, avec parfois un doute sur la pertinence de ce choix, sur la difficulté d’être une femme diplomate dans des pays où les femmes sont moins présentes dans la sphère publique. Ma réponse est claire : c’est une valeur ajoutée »
On m’interroge, avec parfois un doute sur la pertinence de ce choix, sur la difficulté d’être une femme diplomate dans des pays où les femmes sont moins présentes dans la sphère publique. Ma réponse est claire : c’est une valeur ajoutée. En tant qu’ambassadrice j’ai accès aux cercles dirigeants encore très largement masculins ; en tant que femme, j’ai accès à des formes de sociabilité féminine qui étaient restées largement inconnues de nos diplomaties. Je vois la société dans son entier, c’est un gage de compréhension. Et c’est évidemment un message important à passer, pour les femmes qui souhaitent, dans ces pays-là comme dans le nôtre, accéder à des fonctions de décision. Un message qui reflète le modèle que nous souhaitons voir émerger, d’une égalité femmes-hommes. Je me sens profondément féministe : pouvoir porter officiellement une diplomatie féministe est source de fierté et d’enthousiasme.
« Je suis fascinée par le monde d’interfaces qu’ouvre la diplomatie, avec des négociations qui impliquent de comprendre d’autres univers, technologiques, scientifiques, économiques »
Comme je le disais, il faut incarner cette fonction. La personnalité importe donc beaucoup, la capacité à créer du lien est essentielle. Il y a donc autant de styles que de diplomates. J’arrive avec un bagage qui s’est construit au fil de ma carrière. J’ai été très marquée par 7 années passées à New York et une certaine culture entrepreneuriale : j’aspire à plus d’horizontalité dans le management, à un moindre formalisme, à générer cette dynamique de « boîte à idées » qui est si stimulante quand on parvient à emmener une équipe. Je suis fascinée par le monde d’interfaces qu’ouvre la diplomatie, avec des négociations qui impliquent de comprendre d’autres univers, technologiques, scientifiques, économiques. Je crois que tout cela est très en phase avec ce que nous voulons pour la France, cela ne correspond peut-être pas à l’image que le public se fait de la diplomatie mais peut-être est-ce cette représentation qu’il faut changer !
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Peux-tu nous raconter un moment fort de diplomatie auquel tu as assisté ?
J’ai travaillé au cabinet de Laurent Fabius quand il était ministre des Affaires étrangères et je garde ce souvenir de la marche forcée vers l’Accord de Paris sur le climat. Aucun État ne voulait de cette présidence de la COP21 ; c’était mission impossible. Mais à partir du moment où la décision a été prise de se porter candidat – et nous étions les seuls -, toute la machine s’est mise en marche pour aboutir à cet accord. Et ça a été un vrai mouvement de tectonique des plaques, y compris en interne dans l’administration française. Il y avait toujours eu de fervents partisans de l’action climatique mais je pense que la majorité d’entre nous n’avait pas pris la mesure de l’urgence.
Cette négociation est une négociation comme il n’y en a jamais eue et qui a transformée la méthode diplomatique pour l’avenir. Outre les deux ou trois tours du monde effectués par le ministre pour convaincre États-Unis, Chine, Inde, etc. de faire les concessions nécessaires, la négociation finale a associé 20 000 personnes au Bourget, représentant les États, la société civile, les acteurs économiques, pour faire en sorte d’aboutir à un texte qui fixe enfin un objectif collectif de limitation du réchauffement climatique. Le moment où le marteau de Laurent Fabius a marqué la conclusion du texte, la salle entière s’est levée pour applaudir et s’embrasser. Un moment incroyable d’action collective.
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Ton rôle a également consisté à accompagner la communauté française expatriée, notamment en tant que Consule générale à New York. À quoi aspirent selon toi tous ces Français qui quittent l’Hexagone ? Ces motivations sont-elles les mêmes quel que soit leur pays d’expatriation ?
Je crois que les Français « quittent » de moins en moins l’hexagone. Je pense qu’ils partent parce que l’aventure internationale s’est en quelque sorte normalisée et cela fait partie d’un parcours pour élargir ses perspectives professionnelles ou étudiantes, parcours qui revient souvent vers la France d’une façon ou d’une autre.
« L’attachement des Français de l’étranger à leur citoyenneté me frappe. (…) Il suffit de regarder chez nos voisins anglo-saxons pour se rendre compte que le lien n’est pas aussi entretenu »
L’attachement des Français de l’étranger à leur citoyenneté me frappe. Le lien que nous parvenons à maintenir auprès des communautés françaises par le biais de nos ambassades et consulats est exceptionnel. Il suffit de regarder chez nos voisins anglo-saxons pour se rendre compte que le lien n’est pas aussi entretenu. Une autre exception française peut-être ? Les Français expatriés continuent de se passionner pour la France, même quand c’est pour la critiquer, après 30, 50 ans hors du pays. À New York j’ai organisé des sessions du Grand Débat pour les Français de la circonscription et la salle était pleine tous les soirs, on ne pouvait plus arrêter la discussion !
Je suis convaincue que la France a énormément à gagner à ces expériences accumulées. Elles permettent de changer le regard sur notre pays, nombreux étant ceux qui, depuis l’étranger, reconnaissent que notre modèle, social notamment, doit être préservé ; elles permettent aussi de le faire évoluer en intégrant des pratiques et des manières de faire nouvelles. Quand on regarde le potentiel économique de notre pays, il est clair que nous avons besoin de ces talents formés à l’étranger pour construire les champions européens de demain. Mais nous en avons aussi besoin pour mieux penser le monde.
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Nous serions très curieux d’entendre une ou deux anecdotes « dans les coulisses de nos ambassades »
J’imagine que c’est là qu’il faudrait mettre un peu de dorures et de petits fours ! Les gens ne réalisent souvent pas que la diplomatie est un métier de terrain : que notre équipe à Bagdad, ambassadeur compris, vit depuis 2003 dans l’enceinte de l’ambassade elle-même, sous une menace sécuritaire constante ; que, du fait du COVID, le réseau diplomatique et consulaire a organisé le rapatriement de 200 000 français à travers le monde – un vrai service public de proximité ! Ma première expérience professionnelle était au Yémen et dans les 6 premiers mois de mon séjour, il y a eu une prise en otage : 4 Français qu’il a fallu extraire avec le soutien du Raid et du GIGN. Pas tout à fait le rince-doigt de la Reine Victoria !
Mais mes coulisses préférées en matière de diplomatie ont été les soupentes de l’hôtel du Ministre, au 7 Quai d’Orsay où est logé le cabinet du ministre – il fallait monter 5 étages pour arriver à mon bureau, les descendre et remonter très souvent et très vite. Et les couloirs souterrains aux moquettes verdâtres du Conseil de sécurité des Nations Unies avant la rénovation du bâtiment de Niemeyer et Le Corbusier, où nous passions l’essentiel de nos journées et où se passait l’essentiel des négociations.
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Dirais-tu que certains livres ont été fondateurs pour ton parcours ?
Une chambre à soi de Virginia Woolf, un livre fondateur lu à 15 ans sur les conseils d’une professeure de littérature anglaise et qui constitue mon introduction – et quelle introduction ! – au féminisme. C’est libérateur et en même temps cela donne la pleine conscience du peu de place faite aux femmes dans l’histoire et de la nécessité de s’armer de détermination.
Sur un mode plus diplomatique, j’ai eu la chance de rencontrer plusieurs fois Henri Kissinger à New York et de discuter avec lui à bâtons rompus. Pour moi qui avais lu Diplomatie avant même d’entrer au Quai et ses autres livres ensuite, c’est évidemment un grand souvenir.
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Question ouverte pour terminer notre discussion : quels livres recommanderais-tu à nos lecteurs francophones, tous sujets et motivations confondus ?
En vrac, quelques titres lus récemment :
Yoga d’Emmanuel Carrère qui m’a énormément touchée par son courage et sa justesse. Dans les romans français de ces dernières années, je trouve que Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu et Fabrication de la guerre civile de Charles Robinson donnent un portrait de la France qui a de quoi nous secouer. J’aime beaucoup aussi l’approche géographique, plus formaliste, d’Aurelien Belanger dans le Grand Paris. Mais les plus vivantes pour moi, ce sont Céline Minard (Faillir être flingué), Maylis de Kerangal (Réparer les vivants, Corniche Kennedy), Chloé Delaume (Le cœur synthétique) dans des styles très différents.
Côté essais, deux lectures vivifiantes que j’ai faites récemment : Réenchanter le monde de Bernard Stiegler et La Vie de Didier Fassin. Et sinon, j’en suis à l’élection de 2008 dans le livre de Barack Obama, Une terre promise.
Propos recueillis par Emmanuelle Henry