Des diables et des saints ou comment s’évader par la musique

C’est l’histoire d’un pianiste génial de 70 ans qui ne joue que dans les halls de gare ou d’aéroport, « qui n’aime que les lieux ouverts, le vent qui circule et les portes qui claquent ». Étonnant, non ? aurait dit le regretté Pierre Desproges. Il y a une raison à ce choix : Joseph (son prénom de baptême), Joe (l’adulte) pour nous désormais, ne veut pas rater l’arrivée de Rose, « belle comme un do mineur ». Cinquante ans qu’il attend. Ce serait trop bête de la manquer !

Le train de Barcelone n’arrive que dans 364 pages, vous avez tout le temps de lire ce superbe roman initiatique, prométhéen même selon les mots de l’auteur, Jean-Baptiste Andrea. Croyez-moi, vous ne le regretterez pas. À vous de découvrir la vie de Joseph/Joe après la catastrophe du 2 mai 1969 et ce qui s’en est suivi. Coup de cœur assuré pour ce livre récompensé par le Grand prix RTL Lire 2021 !

Jean-Baptiste Andrea a déjà signé deux autres romans : Ma Reine, prix Femina des lycéens en 2017 et Cent Millions d’années et un jour paru en 2019. L’univers de l’enfance pour le premier, de la montagne pour le second. Ce troisième opus, opère, d’une certaine façon, la synthèse. Avec une invitée supplémentaire, la musique, et son corollaire, le rythme, « une rosée qui monte de la terre ». La structure en est à la fois complexe et simple. Complexe car le récit opère de constants va-et-vient entre la vie à l’orphelinat et la vie d’avant, simple parce que l’enchaînement est très fluide. Du beau travail d’artiste.

« Ma jeunesse se termine à 18h14, le 2 mai 1969, dans une polka de flammes et de vent de travers »

Bienvenue aux Confins, orphelinat hors d’âge, pierres branlantes, caves humides. Son Abbé grand inquisiteur, son assistant Grenouille, ancien légionnaire. Vue sur les Pyrénées. Gastronomie (très) locale. Châtiments personnalisés.

Tel est le lieu où va vivre Joe après le décès accidentel de ses parents et de sa sœur Inès. Il y arrive la nuit du 21 juillet 1969, pile quand Armstrong pose le pied sur la lune, vous savez « le grand pas pour l’humanité ». Joe est amené directement à son lit, le « lit 54 ». Au début, ce sera son nom. L’humanité fait grise mine. En revanche, les corvées abondent pour ces 40 garçons âgés de 5 à 17 ans, les punitions aussi. C’est un univers quasi carcéral, vous vous en rendrez vite compte. Chacun pour soi. Sauve qui peut.

des diables et des saints jean baptiste andrea

Deux personnages majeurs font marcher droit, au besoin à grand renfort de gifles magistrales, les garçons qui leur sont confiés. Commençons par l’abbé Sénac, « la soixantaine encore vigoureuse », des yeux « gris de lame » qui « débusquaient le péché ». Tout le monde le craint, même s’il se prétend le père de tous ces gamins, chargé de leur salut. Joseph en doute « la seule droite du père que je connais est celle que nous avons reçue, mes amis et moi, en pleine poire ». L’abbé est aidé dans sa mission par M. Marthod, surnommé Grenouille, « un salopard de première, un fumier, une crevure » pour les plus grands, « vampire, démembreur d’enfants » pour les plus petits, raciste, homophobe, sadique, pour tous.

On le voit, tous les ingrédients sont réunis pour un roman pathétique et parfaitement mélodramatique. Mais l’auteur sait fait preuve d’humour au bon moment et sait se souvenir qu’il a été enfant puis adolescent. Il est temps pour vous de rencontrer La Vigie.

La Vigie protège les Confins des « Russes » de la « mafia » et des « géants »

C’est une société secrète. Pas facile d’en être, Joseph en fera la douloureuse expérience. Vous y rencontrerez, dans le désordre Fouine, Edison, Sinatra, Souzix – tous ces surnoms ont une histoire, plutôt triste d’ailleurs – Momo, Danny (celui qui a disparu) et Joseph.

« La vigie n’était pas un jeu mais une conspiration », un mode de survie. Ses membres s’échappent les dimanches soir via un escalier en colimaçon vers une terrasse protégée. Joseph est prévenu : « ces gars-là, c’est que des ennuis ». Mais la curiosité est trop forte : « je fis ce qu’on fait d’un conseil à quinze ans, surtout lorsqu’il est bon : je l’ignorai ». Je ne vous en dirai pas plus ! Sachez qu’il y aura de nombreuses péripéties, du suspense et bien sûr, à un moment il sera question des femmes, enfin, un organe spécifique de celles-ci, car « qui voudrait être une femme quand personne ne l’y oblige ? ». Puis viendra le temps de l’évasion.

S’évader par la musique et l’imagination : quand Beethoven et Michael Collins deviennent de précieux alliés

Dans un entretien accordé à la librairie la Galerne (Le Havre), Jean-Baptiste Andrea dit qu’avec la musique, on s’approche de quelque chose de plus grand que nous et il s’attache à nous le prouver dans ce roman à travers le personnage de Rothenberg, le professeur de musique de Joseph et son obsession du rythme. Edison s’interroge : « Mais c’est quoi ce rythme […] ça envoie des fusées dans les étoiles ? » Bien sûr que oui, lui répond Joseph. Rothenberg, le vieux juif de Noisy-le-Grand jouera les 32 sonates de Beethoven sans instrument pendant la guerre. « Pas besoin de fusée pour aller sur la lune, elle est là, au bout de tes doigts. Ludwig voyageait déjà dans l’espace il y a cent cinquante ans » dit-il à Joe, passionné par l’aventure spatiale de 1969.

Michaël Collins, le troisième homme de la mission Apollo appelé à la rescousse dès la première nuit « Ici lit54, ici lit54, répondez colonel Michael Collins ». C’est, pour Joseph, le véritable héros d’Apollo, celui qui survolait la face cachée de la lune dans un silence absolu de 47 minutes. Il répondra, mais bien plus tard. Le 28 juillet, jour de l’anniversaire de Joseph, au cours d’un épisode particulièrement cruel.

Le lecteur : « Oui, mais Rose dans tout cela ? » Patience, elle arrive !

Mais pas tout de suite. Elle ne fait irruption dans le roman qu’à partir de la page 134 : « quarante-deux regards ahuris… étaient braqués sur elle, rêvant de mère, d’amante ou d’un trouble mélange des deux […] Une arrogance d’aristocrate qui fuyait l’impertinence du soleil ». L’amour au premier regard ? Pas du tout. « Nous nous détestions, c’était notre point commun, notre passion. De l’autre, nous n’attendions que cette haine…et nous nous l’offrions avec la voracité de deux amants ». Et elle est réfractaire au piano, alors que Joseph est supposé lui en enseigner toutes les subtilités et partager avec elle l’amour des sonates de Beethoven. Et ? Ensuite ? Ensuite, je vous laisse découvrir jusqu’où ces deux-là vont s’affronter : « cette haine fut le premier secret que nous partageâmes ». D’autres suivront.

Vous l’aurez compris, j’ai vraiment beaucoup aimé ce roman. Jean-Baptiste Andrea y livre une superbe partition, dense, solide, émouvante comme une sonate de Beethoven, violente et rythmée comme du métal extrême, ses deux amours musicales. Sans oublier cette dose d’humour un peu « trash » qui évite le piège du mélodrame.

J’avais beaucoup d’attentes après avoir lu et aimé ses deux premiers romans. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne les déçoit pas. Vivement le prochain !

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