L’historiographe du royaume, un roman de Maël Renouard

Maël Renouard, finaliste du Prix Goncourt 2020, nous raconte une destinée marocaine, à l’ombre d’Hassan II. C’est l’histoire d’un lettré au temps de la tyrannie, quand l’intelligence est à la fois une bénédiction et un fardeau.

Le titre solennel, un brin suranné, d’ « historiographe du royaume » peut dérouter le lecteur. C’est celui du protagoniste, Abderrahmane Eljarib, nommé à cette fonction par Hassan II et le roman qui relate son existence ressemble à s’y méprendre à une autobiographie dans lequel le narrateur chercherait à justifier ses errances. L’effet de réel est tellement frappant que rares seront les lecteurs qui ne seront pas tentés d’aller chercher le nom du protagoniste sur internet pour voir s’il a réellement vécu. Le roman nous y invite d’ailleurs dans son épilogue qui, selon une tradition bien établie dans les romans français du 18 et 19ème siècles, défend l’authenticité de ces Mémoires fictifs.

Cette pseudo-autobiographie, donc, commence au moment où le héros, âgé de quinze ans, a le privilège d’intégrer la classe de l’héritier au trône marocain, Moulay Hassan – le futur Hassan II – et se termine au moment de la mort du général Oufkir en 1972, après l’échec du « coup d’État des aviateurs ». Abderrahmane conte son histoire, celle d’un homme qui fut successivement un condisciple du souverain – et son rival dans les tableaux d’honneur –, un jeune intellectuel prometteur dans le Paris des années soixante, un fonctionnaire royal envoyé aux confins du royaume, puis, devenu fidèle parmi les fidèles après avoir été rappelé de cet exil, « l’historiographe du royaume ». Cette fonction suffisamment vague lui donna l’occasion d’être, pour un monarque s’enfonçant chaque jour un peu plus dans la jalousie, l’orgueil et la tyrannie, un thuriféraire officiel, mais aussi, au gré des occasions, le sauveur du roi menacé par un coup d’état mais aussi l’un de ses bouffons, plus rarement une oreille attentive et, le plus souvent, un pantin inconscient du rôle qu’on lui assigne.

mael renouard

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Aborder cette œuvre comme un simple roman historique serait pourtant ne suivre que l’un des fils de cette extraordinaire tapisserie. L’auteur ne se contente pas de brosser un tableau du régime de Hassan II au travers de personnages bien campés et captivants. Il poursuit une réflexion plus ancienne sur les moyens auxquels les tyrans recourent pour exercer leur emprise sur tout leur entourage, mais surtout sur ceux qui sont plus doués qu’eux. En témoigne la référence dans la dernière partie à deux chefs-d’œuvre de l’époque classique, les Mille et une nuits traduites par Antoine Galland et les Mémoires de Saint-Simon, qui passa la cour de Louis XIV au crible de son redoutable sens de l’observation.

Louis XIV et son contemporain Moulay Ismaël, le plus grand monarque de la dynastie chérifienne, fascinent Hassan II qui se rêve comme eux en monarque absolu du vingtième siècle. Le lecteur voit donc se dessiner, au travers du récit d’Abderrahmane, l’itinéraire d’un homme peu à peu dépossédé de ses libertés, jusqu’aux plus intimes, celle de penser ou celle d’aimer. Pour ce faire, Hassan II commence par lui faire croire qu’il a toute licence d’être meilleur que lui, que l’ordre du pouvoir et celui du talent sont différents, avant de le châtier – sans explication – pour le plonger dans la terreur et l’avoir ensuite définitivement à sa main. Abderrahmane eut ainsi l’occasion de méditer sa vie durant une anecdote de Plutarque contée dans l’ouvrage en constatant que malgré ses grandes qualités intellectuelles et littéraires, il ne pouvait bâtir sa carrière que sur du sable, vite balayé par les humeurs changeantes de son souverain et ancien condisciple.

Car le tyran achoppe toujours sur la même difficulté : il ne peut pas souffrir les gens de talent en lesquels il ne voit qu’une menace pour son pouvoir, toutefois, il arrive qu’ils lui soient nécessaires. Comment donc user d’eux en les rendant inoffensifs ? L’auteur nous le rappelle : Hassan II est un homme de son temps, amateur de belles cylindrées, mais il recourt quand même aux mêmes méthodes que ses prédécesseurs, les monarques du dix-septième siècle : l’incertitude, les décisions arbitraires et absurdes, le silence, les raffinements de la manipulation sont les méthodes qu’il utilise pour distiller chez ses victimes une obsession de la grâce et de la disgrâce qui infuse en eux et diffuse son amertume jusque dans leurs émotions les plus intimes. Cette obsession ouvre et clôt ces Mémoires dont nous citerons l’incipit : « je fus en grâce autant qu’en disgrâce. De l’un ou l’autre état les causes me furent souvent inconnues ».

Comme le montrent ces brefs extraits, il convient de signaler que la grâce de l’écriture, elle, est incontestable. L’auteur recrée à dessein une langue désuète et livresque – subjonctifs imparfaits compris –, celle qu’emploient ceux qui ont appris le français en lisant les œuvres des grands auteurs classiques. Ce n’est pas le moindre des charmes de cette œuvre pour le lecteur.

Cette méditation sur la tyrannie, qui condamne l’élite intellectuelle d’un pays à une servilité inquiète et sclérosante – car le tyran sait tirer tous les fils de leur existence pour éprouver leur allégeance – pourrait être désespérante. Toutefois, il demeure un espoir au terme de ce récit d’un sort « cruel mais suave », pour citer les derniers mots d’Abderrahmane : comme Shéhérazade dans Les Mille et Une Nuits, le héros conserve jusqu’au bout une arme pour tenir le tyran en respect, c’est son art du récit. Certes, « l’historiographe du royaume » peut mettre sa plume au service du monarque. Certes, il se peut que l’art littéraire brille de son dernier éclat dans les années soixante quand émergent d’autres moyens de communication et, surtout, des moyens de propagande plus efficients. Toutefois, si la fin des Mémoires d’Abderrahmane semble nous laisser croire que sa fonction « d’historiographe » devient peu à peu purement ornementale, voire folklorique, c’est sa voix qu’on entend jusqu’au bout de cette œuvre, et c’est encore sa voix qui survit après la mort du tyran dans ces Mémoires.

Les mille et une nuits

Pensons à ce qu’écrit Ovide, poète lui aussi relégué aux confins de l’empire par un empereur incontesté sur un prétexte fallacieux : les empereurs et les rois peuvent bien être puissants de leur vivant, de cette puissance il ne restera rien après leur mort, sans les poètes, qui eux seuls survivent par-delà les siècles et peuvent à ce titre leur conférer à eux aussi l’immortalité. À ce titre, il se pourrait bien que Abderrahmane tienne sa vengeance et sorte finalement vainqueur de son ultime confrontation avec son condisciple, son jumeau, son roi, même après qu’il a été exilé à Paris : si son nom a disparu dans l’Histoire, les lecteurs de cette histoire ne sont pas près de l’oublier.

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