Après avoir lu «  Comment tout peut s’effondrer  », serez-vous du côté des collapsologues ou des progressistes ?

Depuis le début de la crise sanitaire et économique provoquée par le Coronavirus, les collapsologues ont fait un retour en force sur la scène médiatique. Qui sont-ils et quelles idées défendent-ils ? Pour le savoir, nous nous sommes plongés dans l’essai best-seller qui leur sert de bible : « Comment tout peut s’effondrer », de Pablo Servigne et Raphaël Stevens.

Comment tout peut s'effondrer de Pablo Servigne et Raphael Stevens

En ces temps de crise sanitaire et économique provoquée par la pandémie de Coronavirus, le débat sur l’effondrement possible de notre civilisation industrielle est revenu au premier plan dans l’actualité, comme en témoignent par exemple cet entretien donné au Monde par l’ancien ministre de l’environnement Yves Cochet, ou bien celui avec Pablo Servigne dans les pages «  Planète  » du même journal. Quand il s’agira d’interpréter et de tirer les enseignements de cette crise, il ne fait aucun doute que la collapsologie trouvera à nouveau un large écho dans le public. Pour mieux comprendre ce courant de pensée, nous nous sommes penchés sur la question en lisant Comment tout peut s’effondrer – Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, un essai des ingénieurs agronomes, chercheurs et conférenciers Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Avec plus de 80 000 exemplaires vendus depuis sa parution aux éditions du Seuil en 2015, leur livre a connu un succès fulgurant auprès des lecteurs, jusqu’à faire de la collapsologie une composante essentielle du rayon écologie de toutes les librairies selon le magazine professionnel Livres Hebdo.

Qu’est-ce que la collapsologie  ? L’étude scientifique de l’effondrement des civilisations industrielles

théorie de l'effondrement - collapsologue

Illustration: © Pavel Chagochkin / Shutterstock

Dans leur livre, Pablo Servigne et Raphaël Stevens définissent la collapsologie de la manière suivante : «  l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus.  »  Bien que le sujet de l’effondrement des civilisations soit ancien (il suffit de songer par exemple à l’essai de Montesquieu Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence), la collapsologie se présente comme une discipline assez récente. Elle situe sa naissance à la publication du rapport Meadows intitulé Les limites de la croissance qui alertait en 1972 les membres du Club de Rome sur les dangers de la croissance économique et démographique pour la planète terre et pour l’humanité. Depuis, la collapsologie s’est affirmée en se donnant un nom (du latin collapsus, «  qui est tombé d’un seul bloc  »), en précisant l’objet de son étude (l’effondrement des civilisations industrielles) et en définissant la spécificité de son approche, qui se veut à la fois scientifique et pluridisciplinaire : scientifique car elle s’appuie sur les données, rapports et analyses de nombreux chercheurs en biologie, climatologie, biophysique, médecine, mathématique, etc., comme en témoigne la riche bibliographie qui figure à la fin de l’ouvrage de Pablo Servigne et Raphäel Stevens  ; mais aussi pluridisciplinaire, car elle fait appel non seulement aux sciences dures citées plus haut, mais également aux sciences humaines et sociales telles que l’économie, les sciences politiques et la géopolitique, la psychologie, la sociologie, la philosophie, l’histoire et la géographie. Ainsi, la collapsologie se distingue par l’unicité de son objet et la multiplicité des regards qu’elle porte sur lui. Si elle est parfois proche du survivalisme, qui étudie les moyens concrets et pratiques de se préparer à l’effondrement (stocker de la nourriture, se protéger en cas d’émeutes ou de guerre civile consécutive à un effondrement, etc.), elle est également plus globale et plus théorique.

Quelle est la thèse défendue par les collapsologues  ? L’effondrement n’a jamais été aussi proche et nous devons nous y préparer.

La thèse centrale de la collapsologie est que notre civilisation industrielle, dont la croissance économique et démographique est fondée sur l’endettement et l’exploitation à l’infini des ressources naturelles et fossiles, va inéluctablement être confrontée à des frontières et des limites physiques qui pourraient provoquer son effondrement dans un futur proche. En effet, les énergies fossiles (gaz, charbon, et surtout pétrole) et les rendements agricoles n’étant pas extensibles à l’infini, la croissance démographique exponentielle et l’activité économique humaine finiront par épuiser toutes les ressources disponibles. La déforestation, l’agriculture intensive avec usage de pesticides, l’émission de gaz à effets de serre, la destruction des habitats naturels, la déstabilisation des écosystèmes terrestres et marins, et plus généralement l’épuisement des ressources naturelles nous ont déjà fait franchir des frontières invisibles. Conséquence logique  : nous sommes désormais entrés dans une zone d’instabilité dangereuse caractérisée par des catastrophes naturelles, des pandémies, des incendies de forêt, des inondations, et la hausse du niveau de la mer consécutive à la fonte des glaces sous l’effet du réchauffement climatique. Selon les collapsologues, ces manifestations ne relèvent pas de la science-fiction ni même d’un avenir hypothétique qui serait l’affaire des générations futures  : elles se produisent chaque jour sous nos yeux, dans l’indifférence ou le déni des élites politiques et économiques.

Survivalisme en collapsologie

Image: © Stokkete / Shutterstock

Au stade où nous en sommes, il est selon les collapsologues déjà trop tard pour prévenir et corriger la trajectoire du véhicule lancé à pleine vitesse dans lequel nous sommes embarqués : la catastrophe est déjà là et elle va s’amplifier, par un effet domino en cascade qui sera d’autant plus violent et brutal que nous avons construit au fil des années des systèmes de plus en plus sophistiques et interdépendants, donc vulnérables. Bien que le schéma exact de l’effondrement ne soit pas certain ni linéaire, il se manifestera probablement par une crise financière caractérisée une chute vertigineuse de la valeur des actifs et de l’accès au crédit. Au milieu des faillites en série, la crise financière risque déboucherait sur une crise économique marquée par la rupture des chaînes d’approvisionnements et l’apparition de pénuries, qui elles-mêmes seraient à l’origine de troubles sociaux, de renversements politiques, d’émeutes et de guerres civiles. A l’échelle internationale, l’instabilité politique généralisée serait encore aggravée par les mouvements migratoires causés par l’inondation de régions urbaines sous l’effet de la hausse du niveau de la mer. Aux guerres civiles viendraient s’ajouter des conflits entre Etats. Un nouveau seuil serait franchi avec l’affaissement des structures politiques et la fin des protections que les Etats assurent à leurs citoyens. Désormais privée de la sécurité et des bases de l’Etat de droit, c’est la société elle-même qui finirait par s’effondrer dans la disparition des valeurs de solidarité et d’entraide. La conséquence de ce délitement généralisé serait une mortalité élevée et une chute démographique brutale.

Pour se préparer à cet avenir sombre, les collapsologues recommandent d’adopter un état d’esprit qu’ils qualifient de «  catastrophisme éclairé  », inspiré par la philosophie de Jean-Pierre Dupuy : si l’effondrement est désormais si proche, l’important n’est pas de chercher comment l’éviter (il est déjà trop tard), mais de s’y préparer en adoptant une démarche de transition active. Pour cela, il faut accepter l’idée de l’effondrement, pour le voir non pas tant comme une menace, mais plutôt comme une opportunité de bâtir un monde meilleur. Ainsi, paradoxalement, malgré leur catastrophisme assumé, les auteurs se présentent comme des optimistes : si l’effondrement de la civilisation industrielle est inéluctable, il est possible de réussir la transition vers le monde d’après. Comment  ? En construisant dès aujourd’hui de petits systèmes résilients à l’échelle locale : coopératives citoyennes de production d’énergies renouvelables, systèmes alimentaires locaux et soutenables (agriculture urbaine, permaculture, AMAP, etc.), ou nouveaux modèles économiques coopératifs, etc. En appliquant les principes de décroissance et de frugalité à l’exact opposé des excès de la société de consommation, et grâce à la solidarité et à la coopération à l’échelle locale, l’humanité pourra se réapproprier son destin et bâtir un monde nouveau.

En refermant le livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, le lecteur contemporain restera probablement songeur. Confiné à son domicile et déprimé par le flot d’informations anxiogènes sur la progression du Coronavirus et la chute vertigineuse des économies occidentales, il ne pourra s’empêcher de poser la question : et si les collapsologues avaient raison  ? Ses interrogations seront encore renforcées à la lecture de ce passage qui sonne étrangement prémonitoire (le livre est paru en 2015, soit 5 ans avant la pandémie qui frappe aujourd’hui l’humanité) : «  Dans un autre ordre d’idées, une pandémie sévère pourrait aussi être la cause d’un effondrement majeur. Pour cela, pas besoin qu’un virus décime 99 % de la population humaine, seul un faible pourcentage suffirait. En effet, lorsqu’une société se complexifie, la spécialisation des tâches devient de plus en plus poussée, et fait émerger des fonctions-clés dont la société ne peut plus se passer. Tel est par exemple le cas des transporteurs routiers qui approvisionnent le pays en carburant, de certains postes techniques de centrales nucléaires, ou des ingénieurs qui maintiennent des «  hubs  » informatiques, etc.  » N’est-ce pas précisément ce qui nous arrive aujourd’hui  ? Et si les collapsologues avaient vu juste  ? Et si, au lieu d’être des illuminés, ils étaient en fait des observateurs lucides et clairvoyants  ?

En fait, ce n’est pas si simple, car malgré les nombreuses études scientifiques sur lesquels elle s’appuie pour décrire et analyser le présent, la collapsologie est très décriée pour ses prédictions alarmistes et son messianisme eschatologique.

Quelles sont les limites et les insuffisances de la collapsologie selon ses critiques  ?

l'apocalypse approche d'après les collapsologues

Illustration: © lassedesignen / Shutterstock

La première critique, mais aussi la plus bienveillante et indulgente, vient paradoxalement de celui qui a inventé le concept de « catastrophisme éclairé » dont se réclament les collapsologues, le philosophe Jean-Pierre Dupuy. C’est lui qui, dans son essai intitulé Pour un catastrophisme éclairé : quand l’impossible est certain avait théorisé dès 2004 l’idée selon laquelle notre devoir est nous comporter comme si la catastrophe était certaine afin de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour l’empêcher. Selon lui, contrairement aux idées reçues, le prophète de malheur joue un rôle positif  : en annonçant la catastrophe, il nous permet de l’éviter. Or, de ce point de vue, les collapsologues contemporains tiennent un discours parfois ambigü  : certains, comme Pablo Servigne, affirment qu’elle est possible sans être certaine et nous devons nous comporter comme si elle était inéluctable (vous noterez la subtilité du raisonnement)  ; d’autres, comme Yves Cochet, franchissent le pas en abandonnant le conditionnel pour le futur au risque de se tromper, comme dans cette conférence de mai 2008 dans laquelle il prédisait l’effondrement de la production et de la consommation de pétrole en 2009. Dans d’autres interventions, comme par exemple cet entretien donné récemment à RMCTV, il commence par dire « Je ne suis pas Madame Soleil », avant d’affirmer que la crise sanitaire du Coronavirus «  sera le premier domino qui fera tomber d’autres dominos dans d’autres domaines  ». Ce débat sémantique peut paraître oiseux. Pourtant, il conditionne notre attitude face au risque annoncé  : si vous considérez que l’effondrement est certain et inéluctable, alors il est inutile de lutter, et la seule attitude possible est celle du jouisseur défaitiste qui profite de ses derniers instants sur cette terre  («  foutu pour foutu, autant y aller et appuyer gaiement sur l’accélérateur  ») ; si l’effondrement est possible sans être certain, alors votre devoir moral est de faire tout votre possible pour l’empêcher.

L’autre critique, celle-là plus virulente, est celle des «  progressistes  », c’est-à-dire par qui ont foi dans l’inventivité de l’homme et dans le progrès technologique. En effet, bien que le mot «  progressiste  » soit un terme un peu fourre-tout dont le sens a varié au fil des époques et des discours, il désigne dans son acception la plus courante un mouvement philosophique issu des Lumières selon lequel l’émancipation et l’accomplissement des individus se fera par la diffusion du savoir et du progrès technique, économique et social. Fondamentalement, le progressisme défend une vision optimiste de l’avenir : sans nier les défis du réchauffement climatique ni le risque d’épuisement des ressources naturelles, il se propose de les résoudre par une croissance plus respectueuse de l’environnement. Dans le domaine climatique, les progressistes soulignent par exemple que les différents modèles de croissance économique n’ont pas le même impact sur l’émission de gaz à effets de serre : 0,25kg de CO2 par dollar de PIB produit dans l’Union Européenne, contre 0,80 en Chine. Dès lors, tout dépend des choix que nous faisons. Sur le plan idéologique, certains progressistes comme Pascal Bruckner se positionnent comme des adversaires des collapsologues, et dénoncent leur prophétisme comme une forme de fanatisme eschatologique qui prétend culpabiliser et punir l’homme pour mieux sauver la terre.

Finalement, le débat entre collapsologues et progressistes n’est pas nouveau. En refermant l’essai de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, le lecteur se rappellera peut-être cette lettre cinglante de Voltaire à Rousseau : «  J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine dont l’ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage  ». Les deux philosophes sont aujourd’hui enterrés côte à côte au Panthéon, mais leurs descendants continuent de se déchirer.

Crédits photo principale: © Tithi Luadthong / Shutterstocks

2 Comments

  1. Lisa K. avril 30, 2020
  2. Olivier B. juin 25, 2020

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