Si la haine est souvent imagée par la couleur rouge, Wilfrid Lupano et Stéphane Fert ne semblent pas de cet avis. Il faut dire que l’histoire américaine en a décidé autrement… Noirs et Blancs. La lutte semble éternelle et Blanc autour, la nouvelle BD de Lupano, s’en fait la preuve discriminante…
Alors que nous sommes à mi-chemin entre le Black history month et le mois de la femme, il est une bande dessinée dont la lecture semble incontournable… Paru le 15 janvier dernier aux éditions Dargaud, Blanc autour de Wilfrid Lupano et Stéphane Fert revient sur un événement marquant de l’histoire américaine. Déterminante dans la lutte contre le racisme aux États-Unis, l’école pour jeunes filles noires fondée par Prudence Crandall a pourtant été oubliée par la postérité. Et il était temps d’y remédier !
Remontons le temps jusqu’en 1832 où vous serez accueillis par la communauté d’apparence chaleureuse de Canterbury, une petite bourgade paisible située non loin de Boston. Vous l’aurez compris, en ouvrant la BD de Lupano, vous plongez dans le ventre de l’Amérique ségrégationniste. Dans les années 1830, à l’échelle de la grande histoire, l’esclavage n’a pas encore été aboli et les Noirs sont à la merci de la volonté blanche. Héroïne de l’histoire du Connecticut, Prudence Crandall va décider de donner un espoir auquel se raccrocher à toutes les jeunes filles noires. Si pour la population blanche méprisante, instruction rime avec insurrection, l’institutrice n’hésitera pas à aller l’encontre de toutes les lois… à ses risques et périls ! En bref, une BD sur le racisme qui fait valser la haine du cœur avec la rage de l’espérance…
Blanc autour : une BD de Lupano inspirée de faits réels
Si la bande dessinée de Wilfrid Lupano et Stéphane Fert est si poignante, c’est pour son récit qui résonne tristement avec notre actualité, ses illustrations empreintes de douceur qui contrastent avec la dureté du propos, mais c’est surtout parce que c’est une histoire vraie… celle de Prudence Crandall. Alors ? Un peu d’histoire pour remettre les choses dans leur contexte, ça vous dit ?
Oh ne vous inquiétez pas, on ne compte pas vous donner un cours rébarbatif, mais seulement quelques éléments qui vous permettront de mieux comprendre la BD Blanc autour. Après tout, si Wilfrid Lupano et Stéphane Fert ont décidé de rendre hommage au combat de Prudence Crandall, ce n’est pas un hasard… Née en 1803, elle fut qualifiée de jeune femme ambitieuse dès le plus jeune âge. De simple enseignante, elle se décide à ouvrir sa propre école, la Canterbury Female Boarding School en 1831. Son idée ? Donner une chance aux jeunes filles blanches de recevoir une éducation égale à celle proposée aux hommes.
C’est en 1832 que tout bascule… quand Sarah Harris, une jeune fille noire d’une vingtaine d’années, vient frapper à la porte de Prudence Crandall en lui demandant d’intégrer son école. Loin de prodiguer une éducation ségrégationniste, l’enseignante l’accueille à bras ouverts dans sa classe. Mais vous vous en doutez, cela ne va pas tarder à susciter le scandale « Il s’agit probablement d’un malentendu. Elle a dû se faire influencer ». Comment une enseignante saine d’esprit pourrait-elle accepter la présence d’une jeune fille noire dans sa classe ? Improbable, n’est-il pas ? Pourtant, bien malgré elle, Prudence Crandall venait de lancer le début des hostilités « Du savoir ! Redescends sur terre, ma petite »…
Il faut dire qu’à l’époque, le spectre de Nat Turner hantait encore tous les esprits « Nat Turner ! Miséricordes ! J’en ai des frissons »… En août 1831, l’ancien esclave instruit avait mené une rébellion qui avait coûté la vie à une soixantaine de personnes. Armés de couteaux et de hachettes, les insurgés s’étaient faufilés de maison en maison pour libérer les esclaves de leurs maîtres… La population blanche ne pouvait pas rester sans réagir et, en moins de deux jours, des milices se formèrent pour répliquer. Pour eux, plus aucun doute désormais, un esclave instruit est une menace « Je préfère les nègres qui rejettent notre société à ceux qui cherchent à s’y glisser par tous les moyens ». Outre la ségrégation raciale qui régnait en maître dans tout le pays, vous comprendrez sûrement mieux pourquoi les habitants de Canterbury voyaient l’ouverture de l’école de Prudence Crandall comme l’annonce d’une insurrection…
Pas de panique, cependant ! Vous ne verrez pas de massacres sanglants dans la BD historique de Wilfrid Lupano et Stéphane Fert. Blanc autour se veut simplement un reflet pudique du combat d’une femme et d’une période sombre de l’histoire américaine. Bien sûr, il y sera question d’ethnocentrisme et de discrimination mais, finalement, c’est surtout la liberté de la femme qui est, ici, célébrée avec une douceur cruellement paradoxale « La réfraction. Pourquoi le regard change ? Pourquoi l’indignité se transforme en gloire ? C’est ça, mademoiselle, qu’il faut nous apprendre ».
Une ode à la liberté et à la féminité
Courageuse tentative de résistance face au racisme en plein mouvement du Black lives matter, Blanc autour est également une bande dessinée féministe. Oui, nous sommes loin des Vieux Fourneaux, la BD incontournable de Lupano, pourtant vous serez surpris de retrouver l’humour au détour de quelques bulles iconiques. Il faut dire que le personnage de Sauvage vaut le coup d’œil !
Ajoutez à cela le coup de crayon audacieux de Stéphane Fert, le dessinateur de Peau de Mille Bêtes, et vous obtiendrez ce petit bijou du neuvième art. D’ailleurs, c’est probablement ce mélange détonnant entre la noirceur du propos et la douceur poétique des dessins de Fert qui fait de cette nouveauté BD, un coup de cœur pour de nombreux lecteurs. Reste à savoir si le charme réussira à opérer sur vous aussi…
En choisissant d’adopter un point de vue aussi léger que coloré, Wilfrid Lupano et Stéphane Fert célèbrent la force féminine avec beaucoup de fracas. Que Gisèle Halimi et Simone Veil se rassurent… la relève est assurée ! Ces deux auteurs sont la preuve vivante que les hommes aussi peuvent parler de féminisme avec une justesse déconcertante. Mais… comment réussissent-ils à être aussi percutants en usant d’humour et d’onirisme, nous direz-vous ?
Eh bien, c’est simple… Ils reprennent tous les préjugés qui pèsent sur nos épaules pour mieux les déconstruire un à un. Prenez la figure de la sorcière par exemple « c’est une femme un peu effrayante qui vit seule avec des animaux, et qui jette des sorts aux gens ». Longtemps rejetées et stigmatisées comme celles qui envoûtaient la gent masculine avec leur charme irrésistible, elles intimident. Mais pour qui sont-elles vraiment une menace hormis « la communauté des hommes » ? Et là se rejoignent le destin des ces femmes méprisées à celles de nos jeunes filles noires… « malheur à celles qui veulent vivre autrement »… Après tout, pourquoi ces femmes se battaient-elles hormis pour réparer les injustices ?
Tiens, tiens… N’est-ce pas précisément le dessein de Prudence Crandall, Sarah Harris et toutes les jeunes filles de l’école ? Le parallèle peut paraître étonnant, mais l’est-il tant que ça ? Convaincus de leur suprématie, les Blancs refusent l’éducation à celles qui pourraient rivaliser d’intelligence avec eux. Après tout, un esclave n’est jamais aussi utile que quand il accomplit ses tâches docilement, n’est-ce pas ? « Vous croyez que vous allez vous élever au-dessus de votre condition, parce que vous en saurez un peu plus que les autres ! Mais regardez votre peau ! Regardez-vous ! Hahaha ! Ça ne changera rien, cette école ! Cette école ne blanchit pas ! »
Incisif, mais terriblement sublime, l’onirisme du crayon affûté de Stéphane Fert est exacerbé par la plume humoristiquement acerbe de Lupano. Tandis que les dessins des jeunes filles noires nous apparaissent si poétiques en contraste avec l’intolérance dont fait preuve la population blanche, le lecteur est scotché. L’opposition est si mordante que l’on tourne les pages de la bande dessinée avec avidité. Et si les femmes étaient capables de changer l’histoire – et ce, peu importe leur couleur de peau ? Après tout, ne dit-on pas que l’union fait la force ?
Autour de la BD : Les confessions de Nat Turner de William Styron
Si vous êtes intéressés par les événements qui ont martelé l’histoire des États-Unis du début du 19ème siècle, nous ne pouvons que vous conseiller de vous plonger dans Les confessions de Nat Turner de William Styron. Si les propos du personnage de Sauvage vous ont choqués, votre curiosité aura sûrement été piquée au vif… Et, une chose est sûre, le livre de William Styron éclairera votre lecture de Blanc autour !
Dangereux psychopathe ou héros de la lutte contre l’esclavage ? La question est aussi légitime que troublante… Tour à tour romancier, historien, sociologue et psychologue, William Styron nous brosse le portrait glaçant d’un homme qui marqua de son sang l’Histoire du racisme en Amérique. Si l’auteur s’inspire des véritables paroles de Nat Turner confessées à son avocat avant son exécution, il n’hésite pas longtemps avant de transformer son livre en une épopée mystique et sanglante pour mieux révéler une société blanche corrompue. Nat Turner nous apparaît comme un personnage insaisissable, fourbe mais terriblement intelligent. Avait-il le droit de tuer toutes ces personnes ? La question reste entière, mais ce n’est pas là que réside tout l’intérêt du roman… C’est à travers un curieux mélange de tendresse et de terreur que William Styron s’applique à restituer Nat Turner tel qu’il était vraiment.