Un décor poétique, un ton tragique et une touche fantastique. Voilà ce que nous propose Jérémie Moreau avec sa bande dessinée Les Pizzlys. En brossant un portrait original – presque hallucinogène – du monde d’aujourd’hui, il signe une BD écologique qui dépasse le constat d’urgence pour nous rappeler implicitement à la responsabilité… Aussi frappant qu’envoûtant !
Avec Les Pizzlys, une nouveauté BD 2022, Jérémie Moreau vous entraîne dans un voyage initiatique pas tout à fait comme les autres. Fable moderne bouleversante, cette bande dessinée nous ramène à l’essentiel. À ce que nous fûmes un jour et que nous avons oublié d’être. Imprégnée d’une réflexion philosophique plutôt évidente, cette BD n’en reste pas moins une œuvre singulière du neuvième art.
Bien que Les Pizzlys se veut l’occasion, pour Jérémie Moreau, de développer un propos humaniste et lancer un subtil appel à revenir à la raison, cette bande dessinée est également une invitation à renouer avec sa spiritualité perdue à l’instar des protagonistes. Le propos n’est peut-être pas des plus originaux, il n’en reste pas moins que Jérémie Moreau se différencie de ses confrères en imprégnant ses dessins de couleurs hypnotisantes. Des couleurs presque ensorcelantes qui vous invitent à emprunter la voie du rêve.
Les Pizzlys : une nouveauté BD 2022 qui invite à lâcher prise
Jour et nuit, Nathan, un chauffeur Uber parisien un peu paumé, se fie aveuglément à son GPS pour le guider sur les routes de la vie. Pourtant, la plupart du temps, le jeune homme ne sait pas où il va. Perdu dans les étoiles où ses parents reposent désormais, il s’acharne au travail pour payer les factures, rembourser les différents crédits et payer des écoles privées à sa sœur et son frère dont il a désormais la charge. Dès le départ, Jérémie Moreau nous brosse le portrait d’un homme à l’esprit embrumé dans un mélange de couleurs entêtantes qui ferait perdre la tête à n’importe qui. Le tour est joué, le lecteur ne peut qu’être intrigué.
Mais quand sa boussole technologique perd le nord, c’est Nathan qui s’égare. Alors qu’il vient de prendre une nouvelle course, son GPS le lâche et sa vie bascule. Sens dessus dessous, les rues se confondent bientôt les unes aux autres dans son esprit tandis que les blocs d’immeubles deviennent des cubes identiques. Renforcée par les couleurs électriques utilisées par Jérémie Moreau, cette sensation de vertige plonge Nathan – et le lecteur par la même occasion ! – dans le désarroi complet. Et bientôt, c’est le drame. Accident, voiture à la casse, chômage, dettes, un avenir compromis.
Tout du moins, c’est ce qu’il croyait. Annie, la cliente qu’il devait mener à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle, prend en pitié le jeune homme et lui fait une proposition pour le moins incongrue. Originaire d’Alaska, la vieille femme s’apprête à retourner chez elle. Un retour aux sources dont elle ressent le besoin physiologique depuis que l’amour de sa vie s’en est allé. Pour Nathan, son frère et sa sœur, des Parisiens endurcis, c’est le bout du monde. Pourtant, Annie, une inconnue qui croit « au changement et à la métamorphose », finit par les convaincre et ainsi commence le voyage de leur vie.
Pourtant, Nathan aurait dû le savoir, ce n’est pas en fuyant au bout du monde qu’on résout ses problèmes. Privé de GPS, Nathan s’obstine à retrouver son sens de l’orientation en arpentant, penaud, les terres désertes de l’Alaska. Tandis qu’Annie lui répète, encore et encore, qu’il n’est pas prêt, « tu ne vois rien, parce que tu ne sais pas encore voir », Nathan tente de se connecter aux éléments qui l’entourent pour renouer avec lui-même. Vaine tentative. En radiographiant les failles humaines et civilisationnelles, Jérémie Moreau nous rappelle que pour voir, il faut ouvrir les yeux – au sens propre comme au sens métaphorique.
« Le monde moderne a produit une terre muette et dénuée de sens. Où plus personne ne rêve »
Vous l’aurez compris, bien plus qu’une BD sur l’écologie, Les Pizzlys s’incarne réellement dans un récit pluriel sur la famille, le deuil, les contrastes culturels et le déracinement. Bien que toutes les thématiques se fondent dans une seule et même ligne directrice, cette BD interroge, avant tout, nos modes de vie. Un voyage initiatique bouleversant dont vous ne ressortirez pas indemnes. En effet, avouons-le, ce n’est pas la fumée qui fera couler quelques larmes sur vos joues à la fin de ce conte tragique.
Les Pizzlys de Jérémie Moreau : une fable moderne écologique
Vous l’aurez compris, raconter le voyage de Nathan, Etienne et Zoé à l’autre bout du monde est l’occasion pour Jérémie Moreau de faire passer un message ou, plutôt, de nous inviter à réfléchir au monde dans lequel on vit et au monde de demain. « Votre Homme a marché sur la lune, mais il ne sait plus habiter la Terre ». Sinon il n’aurait pas donné ce titre aussi symbolique qu’évocateur à sa bande dessinée. Les Pizzlys est avant tout le récit d’un retour à la nature. Brutal, certes, mais que l’auteur nous rappelle nécessaire.
Mais qu’est-ce qu’un pizzly ?
Eh oui ! Avant d’être une BD, un pizzly est avant tout un ours pas tout à fait comme les autres… Pour faire simple, ce sont des ours hybrides nés du réchauffement climatique. C’est en 2006 qu’un pizzly est, pour la première fois, observé dans la nature. Un ours qui arbore un pelage blanc et brun – avec quelques variantes selon les individus. Ces ours sont le résultat d’un croisement entre un grizzly et un ours blanc… d’où son nom, vous l’aurez compris. Un nom amusant, certes, mais inaugure une très mauvaise nouvelle pour la planète.
En effet, la naissance du pizzly est annonciateur du réchauffement climatique. Ce croisement entre ces deux espèces est loin d’être anodin. Si les ours polaires ont fait la rencontre des grizzlys, ce n’est pas simplement parce qu’ils avaient envie de voir du pays, vous vous en doutez. Tandis que les banquises d’Arctique fondent de plus en plus tôt, ils ont été poussés à s’aventurer en dehors de leurs terres pour trouver d’autres sources de nourriture. Les grizzlys, quant à eux, s’aventurent du côté des terres plus froides afin de se refroidir. Et quand les deux espèces se sont croisées, ce fut une sorte de coup de foudre. Le problème est que le croisement entre ces deux espèces peut s’avérer infertile et donc causer l’extinction de deux espèces animales d’ici quelques années…
À leur arrivée, Zoé et Etienne – bien plus que Nathan qui semble déjà planer très loin dans les cieux – sont totalement décontenancés par la manière de vivre des Indiens d’Alaska. Habitués au confort urbain que la vie métropolitaine leur offrait, ils ont du mal à s’acclimater aux coutumes de ces grands espaces enneigés. Alors qu’ils passaient leur temps à taper frénétiquement sur leur smartphone ou leur switch, les voilà obligés de concentrer leurs pensées sur leurs besoins primaires : se nourrir, se chauffer, apprendre à dialoguer avec les Indiens. Les voilà obligés de découvrir ce nouveau monde sans le salir.
Pourtant, dès leurs premiers pas en Alaska, on sent que la population locale souffre de ce que furent jadis leurs terres et de ce qu’elles sont devenues. Victimes malgré eux des agissements des hommes des villes, ils sont menacés par les bouleversements écologiques et les catastrophes qui y sont intrinsèquement liées. « Et puis tout le monde le dit, y’a plus d’avenir pour nous, le monde va partir en cacahuète… ». C’est ainsi, qu’après avoir sondé la vie parisienne, Jérémie Moreau donne corps aux habitants fatigués de l’autre bout du monde. Des habitants soumis aux affres de la violence que l’alcool et la drogue injectent dans leur sang.
Alors que leur survie tient aux cycles naturels, on observe un cercle brouillon. Comme si la ligne du temps s’était interrompue quelque part, qu’elle s’était brouillée pour mieux se briser. Un bazar écologique qui empêche désormais les Indiens de prévoir l’avenir. Et sans prévoir quoi que ce soit, ils ne peuvent plus se nourrir ni se protéger de l’hiver. Les signaux envoyés par les animaux ne sont plus très clairs, à l’instar de la boussole cassée de Nathan, l’Alaska ne sait plus vers quelle direction se tourner. « Ceux qui savent, ce sont les animaux. C’est eux les savants de la nature ». Et ce qu’ils savent aujourd’hui, c’est le monde ne va plus très bien.
Pourtant, les autochtones refusent de s’avouer vaincus. Il continue d’invoquer le temps du mythe. Une mythologie dans laquelle ils puisent leur force vitale. Un temps du mythe qui nous rappelle le rapport ténu, mais puissant, qui nous relie avec le reste du vivant – au sens large du terme. Et c’est à travers ses légendes que Les Pizzlys de Jérémie Moreau nous invite à relire le rapport qui existe entre l’humain et le reste du vivant. Un lien bafoué, mais pourtant nécessaire à la survie de la planète.
Loin de nous asséner de termes écologiques rébarbatifs, Jérémie Moreau utilise la voie du rêve pour mettre des mots sur le réchauffement climatique. Tiraillé entre son amour de l’homme et le dégoût de ce qu’il est capable de faire, « des fois j’imagine un monde où toute l’intelligence des scientifiques des villes serait mise au service de la vie dans la forêt », l’auteur nous livre une vision contrastée du monde dans lequel nous vivons. Ni tout blanc, ni tout noir, mais plutôt d’un fluo électrique, Les Pizzlys est une BD qui porte un message d’espoir teinté d’une mélancolie latente. Et c’est tout simplement époustouflant.