Avec Les filles de Salem, Thomas Gilbert revisite la tragédie de Salem sous forme de bande dessinée. Mais attention, loin de nous conter la véritable histoire des sorcières de Salem, la BD prend quelques libertés historiques pour mieux adhérer aux théories féministes actuelles. On vous explique !
Depuis quelques années, les sorcières font un retour triomphant sur la scène littéraire. Loin d’être de vieilles femmes maléfiques au nez crochu tout droit sorties des contes pour enfants, elles sont devenues l’égérie du combat féministe actuel. Et c’est là tout l’objet des Filles de Salem…
Avec sa bande dessinée, Thomas Gilbert nous propose de relire la chasse aux sorcières de Salem sous un angle féministe. À travers un récit sombre, dérangeant, presque horrifique, il retrace les faits qui ont conduit au massacre de Salem. Et peu importe les inexactitudes historiques, finalement ! Pour Thomas Gilbert, l’essentiel des Filles de Salem est ailleurs. C’est en dénonçant le fanatisme religieux, l’obscurantisme et la folie d’hommes et de femmes aveuglés par la peur qu’il espère réhabiliter le nom de victimes oubliées, « Abigail, toi, et toutes les autres… que votre histoire ne soit jamais oubliée ».
Bienvenue à Salem, un village victime de mauvaises récoltes et désormais menacé par la famine. C’est là que, sournoisement, une inquiétude gronde dans l’air. Conscient de l’enjeu qui se déroule sous ses yeux, le révérend Parris rassemble ses hommes pour prêcher son sermon… le diable est là, non loin, tout proche… Il les guette. Mais qui est-il ? Où se cache-t-il ?
Reprenons depuis le début…
Les sorcières de Salem, une histoire vraie
Avant de se plonger dans Les filles de Salem, faisons une petite mise au point historique ! Si l’interprétation libre de Thomas Gilbert est nécessaire pour son message fort et percutant, il est utile de se remémorer les faits afin de ne pas se mélanger les pinceaux.
C’est en 1691, au cœur de Salem village que commença la sombre histoire des sorcières de Salem. Alors que l’hiver glacial affame les habitants du village, il n’aura fallu qu’une étincelle pour embraser un village tout entier. À cette époque, l’Amérique coloniale connaît de nombreux bouleversements et Salem village, un petit bourg agricole, se dispute régulièrement avec Salem town, un bourg prospère, pour des questions de terres, de politique et de religion. Vous l’aurez compris, la tension était à son paroxysme.
Mais tout bascule quand deux fillettes, âgées respectivement de neuf et onze ans, commencent à être prises de convulsions, à avoir des hallucinations et à parler dans un langage incompréhensible. Elizabeth Parris et Abigail Williams, la fille et la nièce du fameux révérend Samuel Parris, sont en proie à un mal que personne ne comprend et voilà que la situation s’enflamme. Le médecin appelé au chevet des deux petites filles n’arrivant pas à expliquer leur état, elles sont rapidement déclarées possédées par le diable. Dans le village, les habitants commencent de parler de sorcellerie, de fantômes et d’esprits. C’est le début d’une hystérie collective sans précédent.
Alors que d’autres femmes sont victimes du même sort que les deux fillettes, elles sont accusées de sorcellerie et emprisonnées. Alors qu’elle avait joué aux apprentis sorcières avec Tituba, l’esclave amérindienne du révérend Parris, Elizabeth et Abigail vont commencer de dénoncer des femmes et des hommes pour se disculper. Aujourd’hui, on les soupçonne d’avoir craint les remontrances du révérend si elles avaient avoué avoir pratiqué des rituels païens en compagnie de Tituba.
Les accusations se succèdent et nombreux sont ceux qui seront emprisonnés sur la simple parole des deux petites filles. Quant à Tituba, pour sauver sa vie, elle joua le jeu et déclara devant la cour « le diable est venu à moi et m’a ordonné de le servir ». Pour éviter la pendaison, elle dénonça d’autres personnes. Avec la mise en place de la preuve spectrale, cela ne fut pas compliqué pour elle d’arriver à ses fins. Mieux valait avouer que le diable ou la forme spectrale d’une accusée les avaient visités que de clamer son innocence… Le procès s’ouvra en mai 1962. Procès durant lequel 29 personnes furent condamnées à mort. Au total, environ 200 hommes et femmes furent accusés de sorcellerie.
Aujourd’hui encore, personne ne sait vraiment quelles sont les réelles origines de cette hystérie collective qui a marqué le sol de Salem à tout jamais. Si le révérend Parris, qui a alimenté les rumeurs, fut reconnu comme principal responsable de cette chasse aux sorcières légendaires, plusieurs théories circulent sur le comment du pourquoi tout a commencé. Une théorie met en évidence le caractère patriarcal de la société américaine du 17ème siècle qui aurait poussé Elizabeth et Abigail à mentir pour se donner de l’importance. Mais cette théorie n’explique pas les accusations des adultes… On peut alors y voir une affaire de pouvoir et de politique. Certaines personnes haut placées auraient alors sauté sur l’occasion pour accuser leur voisin de sorcellerie afin d’annexer leurs terres.
Mais, à l’heure où l’on écrit ses lignes, la théorie préférée des réseaux sociaux reste celle de l’ergot de seigle : une plante hallucinogène dérivée du LSD. Dissimulé dans le seigle, ce champignon provoque des convulsions et des hallucinations chez ses victimes. La célèbre histoire des sorcières de Salem serait-elle le fruit d’une intoxication alimentaire ? La théorie est plausible, et reconnue par certains historiens, mais elle continue, malgré tout, de poser question. En effet, l’ergot est une drogue visuelle qui apparaît sous la forme d’une poudre rouge, il est donc légitime de se demander pourquoi personne ne s’est rendu compte de rien… Vous l’aurez compris, il semblerait que les sorcières de Salem dissimulent encore de nombreux de secrets… et c’est sûrement pourquoi elles continuent de nourrir la littérature d’aujourd’hui !
Les filles de Salem : une BD qui dénonce l’obscurantisme
Les filles de Salem est une bande dessinée qui commence dans un écrin de verdure où il semble faire bon vivre. Abigail Hobbs, quatorze ans, vagabonde dans la forêt « j’adore la forêt qui environne notre village. Je m’y sens toujours joyeuse. Tout est bon, tout sent bon » s’y ressourçant loin de l’agitation du village. À l’abri des maux du monde, rien ne lui semble impossible… même croiser brièvement le regard d’un Indien dont les villageois craignent la présence.
Pourtant, sur le chemin du retour au village, son destin bascule. Il aura suffi que Peter, son ami d’enfance, pose le regard sur elle pour qu’elle devienne le symbole de la tentatrice. Un petit âne en bois au creux de sa paume plus tard et la voilà en proie au courroux des femmes du village…
« À partir d’aujourd’hui, tu n’es plus une enfant. Pour les hommes, tu es une proie… Tu le resteras jusqu’à ton mariage. Tu ne dois plus leur parler en public, sauf si tu es accompagnée. À partir d’aujourd’hui, tu es dois être invisible. Quand tu marcheras dans la rue, tu regarderas le sol. Cette vue va te devenir familière. Tu seras courtoise, tu répondras par un hochement de tête. Tu vas saigner, ma fille, tous les mois, ton cycle reprendra. C’est ta punition pour devenir une tentation aux yeux des hommes »
Alors que le sang tache ses culottes pour la première fois, la voilà désignée comme enfant du diable. Femme tentatrice en devenir, Abigail quitte l’enfance brutalement au travers d’une sorte de rituel quasi macabre. Désormais, sage et obéissante tu seras. Désormais, la voix du seigneur uniquement tu écouteras.
Dès lors, à travers son regard encore juvénile, Abigail nous raconte comment son village, mené à la baguette par le puritain révérend Parris, s’est enfoncé dans le fanatisme religieux. Les yeux désormais grands ouverts sur le monde des adultes, elle voit le véritable visage du mal se dessiner sous les traits des hommes et des femmes qu’elle a côtoyés toute sa vie durant. Salem s’est transformé en un village dans lequel chaque parole, chaque geste, chaque regard pourrait lui être fatal… Pour ajouter un soupçon d’horreur à ambiance déjà pesante, Thomas Gilbert nous déroule une palette de couleurs horrifiantes. Et, on peut le dire, c’est abominable.
Les prairies verdoyantes laissent place à des mares de sang. L’atmosphère oppressante se peuple de silhouettes lourdes d’un symbolisme horrifique. À l’aide de ses illustrations métaphoriques, il peint des visages déformés par la peur, la colère et la haine, des regards remplis de désespoir et des silhouettes altérées par l’hystérie collective. Des planches éclatantes de vie aux planches sombres et sanguinaires, le bédéiste adapte la gestuelle et les expressions des personnages pour mieux refléter l’âme possédée des habitants du village. De page en page, les couleurs s’assombrissent et perdent de leur éclat pour devenir un sinistre amas de rouge et de noir.
Vous l’aurez compris, si Thomas Gilbert s’inspire du procès des sorcières de Salem, il se libère totalement du récit historique. Pour lui, Les filles de Salem est avant une histoire de femmes. L’histoire de femmes fortes, amoureuses, jalouses, indépendantes, intelligentes qui essaient vainement de changer le monde qui les entoure « Je ne crois pas pouvoir vous convaincre. Et j’imagine que votre choix est déjà fait. L’avis d’une femme n’a pas d’importance dans cette assemblée d’hommes. Mais c’est fini, je ne me tairai plus ». En bref, des femmes qui élèvent leur voix pour ce qui leur semble juste. Des femmes qui n’ont pas leur place dans une société patriarcale. Des femmes qui refusent le poids de la tradition. Des femmes que l’obscurantisme religieux veut faire taire à tout jamais. Des femmes que les hommes n’aiment pas.
Bien plus qu’un livre sur les sorcières, Les filles de Salem est avant tout une BD sur l’incompréhension de l’autre. Au-delà de l’obscurantisme religieux, de l’injustice, de la misogynie et du racisme, Thomas Gilbert nous invite au devoir de mémoire pour que jamais les sorcières de Salem ne soient oubliées.