Arpenter la nuit de Leila Mottley : guide de survie d’une descente aux enfers

Phénomène littéraire outre Atlantique, Arpenter la nuit de Leila Mottley a fait une entrée remarquée dans cette rentrée littéraire d’automne. Aussi dur que sensible, ce premier roman poignant vous plonge au cœur d’une nuit sans fin où les ombres de l’âge adulte dansent avec la lumière vacillante de l’enfance.

Prix du roman America 2022 et également sélectionné par le prix Médicis étranger 2022, Arpenter la nuit de Leila Mottley, paru aux éditions Albin Michel le 17 août dernier, fait partie des premiers romans coup de poing de cette rentrée littéraire 2022. Récit d’une vie qui semble sans issue, Leila Mottley décrit avec une poésie effroyable le quotidien d’une adolescente noire dans un quartier défavorisé d’Oakland.

arpenter la nuit rentrée littéraire 2022

Pour la jeune autrice, qui a commencé d’écrire son livre alors qu’elle était âgée de 17 ans seulement, Arpenter la nuit est l’occasion de faire entendre la voix de celles qui en sont privées à cause de leurs origines sociales et ethniques. Au magazine canadien La Presse, Leila Mottley confiait « Oakland suit un peu le même schéma que beaucoup de villes historiquement noires comme Chicago, Atlanta ou Détroit. Et l’un des enjeux majeurs est qu’il n’y a que très peu de ressources qui sont injectées dans ces communautés noires ». À l’instar de Kia, entretenues dans la vulnérabilité de leurs conditions, ces femmes foulent le trottoir espérant trouver l’espoir à la lueur d’un réverbère… quelle insouciante naïveté… mais ont-elles vraiment d’autres choix ?

Entre ténèbres et lumière, entre descente aux enfers et guide de survie, entre suffocation et renaissance, Arpenter la nuit fait chanceler la rage de vivre à travers la plume incisivement délicate de Leila Mottley. Un premier roman douloureusement bouleversant à lire absolument !

Arpenter la nuit : un premier roman inspiré d’une histoire vraie

Si Kia, l’héroïne d’Arpenter la nuit, sort directement de l’imagination de Leila Mottley, l’autrice s’est largement inspirée d’un fait divers qui a secoué la ville d’Oakland en 2015. Si la victime réelle était blanche, son histoire n’en reste pas moins similaire à celle de Kiara. Jasmine Abuslin a 19 ans quand elle accuse une trentaine de policiers d’avoir abusé d’elle pendant plusieurs années en échange d’une maigre protection. À l’époque des faits, elle était encore mineure. Et ainsi germait l’idée d’Arpenter la nuit dans l’esprit vif et saillant de Leila Mottley…

« Je n’étais rien qu’une enfant »

Dans le but de donner une voix aux oubliés du Black Lives Matter, la jeune autrice a imaginé une héroïne qui lui ressemble : noire, abrupte, honnête, sensible et terriblement attachante. Mais, finalement, c’est dans son écriture, tantôt directe « j’ai un corps et une famille qui a besoin de moi, alors je me suis résignée à faire ce qu’il faut pour nous garder ensemble : je suis allée retrouver la rue et tout son bleu », tantôt poétique « le plus souvent je dis que je ne crois en rien, sauf que la façon dont la nuit met des couleurs sur tout me donne envie de croire », que Leila Mottley réussit le joli tour de force de happer son lecteur entre ses lignes tortueuses et étouffantes.

En effet, c’est avec une intensité désarmante qu’elle use de ses mots acérés pour souligner la déréliction d’une communauté opprimée. Oubliée. Effacée. Et si Leila Mottley parle franchement de corruption et de racisme, jamais on ne trouvera aucune trace d’amertume dans son discours. Sa franchise résonne presque comme désabusée. Désenchantée, elle observe d’un regard lointain, pourtant si juste, la nature humaine dans son intransigeance… Regard qui se fait d’autant plus perçant quand elle pose les yeux sur les hommes. Des hommes désespérément seuls que l’autrice finirait – presque – par plaindre. Sans aller jusqu’à les innocenter.

« Ça fait bizarre d’entendre des noms, des mots que je n’arrive pas à mettre sur aucun parce qu’ils n’ont jamais été des personnes à mes yeux. Je ne les ai jamais vus comme les branches d’un arbre généalogique ou des hommes qui donnent leur nom à la femme qu’ils épousent. C’était des numéros, des insignes et des mâchoires »

Mais là n’est pas l’essentiel. L’essence du roman est ailleurs. Il se cache dans l’âpre quotidien de Kiara « je ne suis pas certaine de pouvoir refaire ça, mais je ne sais pas non plus comment nous assurer de quoi vivre si je ne fais pas ». Un couteau à la gorge, au sens propre comme au sens figuré, tiraillée entre sa candeur enfantine et des responsabilités d’adultes – dont elle se serait bien passée, Kiara arpente la nuit à la recherche d’un travail. Une opportunité qui lui donnerait un sursis et lui permettrait de payer le loyer… ne serait-ce que pour un mois supplémentaire.

Mais il aura suffi d’un malheureux hasard, d’un malentendu presque idiot, pour que sa vie bascule. Esseulée de sa famille, « la mort c’est plus facile à vivre quand on ne la voit pas » : un père décédé, une mère en réinsertion, un frère déserteur… Kiara ne peut désormais plus que compter sur elle-même pour sortir la tête de l’eau. Et puis, « maintenant que j’ai couché une fois, je peux le refaire, c’est rien qu’un corps, voilà ce que je me répète ».

Arpenter la nuit : l’histoire d’un passage brutal de l’enfance à l’âge adulte

« Parader, hâter le pas, galoper ». Devenue, malgré elle, la porte-parole d’une génération de femmes abusées par désespérance, c’est son monde que Kiara tente, avant tout, de sauver… quitte à se perdre elle-même. Mais quel autre choix lui reste-t-il quand toutes les portes se sont refermées ?

Alors, sans jamais user de mots rageurs, Leila Mottley suggère l’indicible « il y a énormément de façon de marcher dans la rue, et moi je suis juste une fille recouverte de chair » et dépeint, avec une noirceur éclairante, le destin d’une jeune fille prête à tout pour faire tenir debout son monde. Un monde fait de bric et de broc sur lequel elle chancèle pour que jamais ne tarisse le sourire d’un petit garçon de neuf ans, le fils de sa voisine junkie, qui compte sur elle comme la grande sœur qu’il n’a jamais eue.

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Meurtrie par un manque affectif encore plus grand que celui qu’elle laisse paraître, Kiara ne peut s’empêcher de s’accrocher à ce petit bout d’homme qui veut désormais dire le monde pour elle « j’ai toujours quelque chose pour me rappeler que je peux exister même si je suis toute cassée ». Tandis que sa naïveté craintive, vestige de son enfance avortée, cherche à survivre au milieu de cette immense étendue étoilée, Kiara est propulsée dans le monde abusif des adultes. Mais dotée d’une personnalité affirmée, elle trouve une force dont elle ignorait, jusque-là, l’existence. Parce que la vie « c’est peut-être pas aussi simple, mais ça veut pas dire que ça doit être compliqué ».

Histoire fulgurante d’une enfance détruite pour combattre l’injustice sociale et raciale, Arpenter la nuit n’en reste pas moins un livre parcouru de milliers d’étoiles filantes. Des étoiles qui guident notre chemin et nous rappelle que l’espoir ne meurt jamais vraiment « je crois simplement que les étoiles pourraient s’aligner et atteindre un autre monde ». Vous l’aurez compris, malgré l’aigreur de ses propos, Leila Mottley nous convainc que même dans les jours plus sombres, rien ne pourra empêcher la joie de s’immiscer dans les moments les plus inattendus… et ce, aussi fugaces soient-ils.

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