Première chirurgienne esthétique française et féministe méconnue, Suzanne Noël a discrètement, mais profondément, marqué le 20ème siècle. Leïla Slimani, dans sa BD À mains nues, a décidé de lui rendre hommage en retraçant son incroyable destin. Entre fiction et biographie, découvrez une femme qui a consacré sa vie à changer celle des autres…
Elle ne s’appelait pas Simone Veil, ni Gisèle Halimi, ni Simone de Beauvoir. Elle portait le nom de Suzanne Noël et, sans que l’on ne sache vraiment pourquoi, elle est tombée dans les abîmes de l’Histoire et sa vie s’est retrouvée perdue dans les méandres de nos mémoires. Et pourtant, elle aura marqué de sa main – et ce, littéralement – le destin de beaucoup d’hommes et de femmes…
Féministe avant l’heure, visionnaire, déterminée et travailleuse, Suzanne Noël était une chirurgienne esthétique d’exception sans jamais en avoir eu réellement conscience… Et peut-être, justement, que c’est précisément cela qui rend qui son histoire aussi touchante qu’inspirante. Alors, en mêlant fiction et biographie, À mains nues, une BD de Leïla Slimani et Clément Oubrerie, remonte le fil de sa vie afin de lui rendre un vibrant hommage. Au début d’un siècle où les femmes n’avaient pas encore de véritables droits, Suzanne Noël a décidé de poursuivre ses rêves et de nager à contre-courant « Monsieur, ce sont des idées bien rétrogrades que vous exposez là. Bientôt les femmes seront médecins, ingénieures, avocates… Aucune nation ne peut se priver de l’intelligence de la moitié de sa population ».
Selon Leïla Slimani, prix Goncourt 2016, « on a besoin d’héroïnes comme Suzanne Noël
». Et si cette chirurgienne a vécu au siècle dernier, sa vie continue de faire écho avec notre époque contemporaine. Cette bande dessinée étonne, surprend, bouscule… Loin de s’appesantir sur les préjugés flottant autour de la chirurgie esthétique, Suzanne Noël n’a qu’une seule et unique idée en tête : changer la vie des autres, rassembler les morceaux de ceux que la vie a décousus…
BD À mains nues : mais qui était vraiment Suzanne Noël ?
Publié aux éditions Les Arènes le 4 novembre dernier, À mains nues de Leïla Slimani et Clément Oubrerie a jeté les lumières sur une figure féministe oubliée par la postérité : Suzanne Noël. Alors oui, bien entendu, il y sera question de féminisme et d’avant-gardisme, mais rembobinons la cassette au début, voulez-vous ? Avant de révolutionner le monde de la chirurgie et du féminisme, Suzanne Noël était une femme comme toutes les autres… ou presque.
Née à Laon dans le nord de la France, rien ne prédestinait Suzanne Noël au destin qui l’attendait. Alors pour insuffler un peu de magie – ou de tragique, à vous de juger – à l’incroyable destinée de Suzanne Noël, Leïla Slimani a décidé de colorer le début de sa bande dessinée d’une touche imaginative… Alors que la petite Suzanne Gros assiste à un terrible accident de calèche, à la fois choquée et hypnotisée, elle entend pour la première fois le son de la souffrance. Un déchirement qui ne la quittera plus jamais et que Clément Oubrerie illustre brillamment dans un mélange aquarelle écarlate… La petite fille ne le sait pas encore, mais sa vie vient de basculer.
Suzanne a seulement 19 ans quand elle épouse Henri Pertat et c’est après leur mariage « le mari doit protection à sa femme et la femme obéissance à son mari » qu’ils emménagent à Paris. Mais loin de la fasciner, la vie parisienne l’ennuie profondément. Les mondanités très peu pour elle et bientôt, la solution s’impose à elle « Pourquoi nous contenter d’un destin frivole et vain quand nous avons soif de connaissances et que nous sommes animées du désir de nous rendre utile ? ». Suzanne veut utiliser ses mains pour aider les autres et, soutenue par son mari, elle se met en tête de passer son baccalauréat avant de se lancer dans des études de médecine…
Mais « Médecin, épouse, étudiante et mère, Suzanne maigrit et s’épuise ». Déterminée à réussir sa carrière, Suzanne mène simultanément plusieurs existences. Des vies qui s’entrechoquent pour finir par se briser. En effet, quand Jacqueline, sa fille, vient au monde, elle est incapable de dire qui de son mari ou de son amant en est vraiment le père. Tourmentée mais émancipée, Suzanne ne renonce pas et ne cèdera jamais à l’appel de la société patriarcale « Ton mari est malheureux, ma chérie. Vous ne pouvez pas continuer comme ça… » pour vivre pleinement sa vie. Tombée amoureuse d’André Noël pendant ses études, elle ne le quittera plus et son mariage partira lentement à vau-l’eau…
Inspirée par les peintures de Degas, elle commence son internat auprès du docteur Hyppolite Morestin, pionnier en matière de chirurgie esthétique. Auprès de lui, elle apprendra tout et la flamme de la passion ne tardera pas à l’embraser. Et bientôt de grands noms comme Sarah Bernhardt passeront sous ses mains expertes… Le docteur Suzanne Noël était née mais la Première Guerre mondiale éclate et tout bascule… une nouvelle fois.
Tandis qu’elle perd Henri – un mari dont elle s’est séparée – sur le champ de bataille, Suzanne travaille d’arrache-pied pour redonner espoir aux gueules cassées. Ceux qui revenaient défigurés de la guerre étaient moqués, rejetés et beaucoup se suicidaient. Et tout d’un coup, cela fait sens dans l’esprit de la jeune femme : le physique et le psychologique sont indissociables. Eh oui… la chirurgie esthétique n’est pas qu’une affaire de beauté mais aussi de bien-être mental ! Et finalement, sa sensibilité féminine – celle qui effrayait tant ses homologues masculins – lui permet de comprendre une souffrance que ses confrères n’entendront jamais.
La BD de Leïla Slimani et de Clément Oubrerie déculpabilise la chirurgie esthétique
De nos jours, la chirurgie esthétique est souvent qualifiée d’une quête stéréotypée de la beauté. À trop vouloir atteindre un idéal caricatural, certaines personnes se retrouvent rongées par cette vaine recherche du parfait. On entend souvent que la beauté est surfaite, mais pour Suzanne Noël, elle avait, avant tout, un rôle social. Pour elle, la chirurgie esthétique était un moyen pour les femmes de s’émanciper. Et ainsi, elle renversait cette idée de soumission à des influences extérieures pour la transformer en libération de la condition féminine. Cela peut paraître paradoxal, mais c’est pourtant vrai ! Incroyable, n’est-ce pas ?
Dans À mains nues, Leïla Slimani et Clément Oubrerie retracent les débuts de la carrière de Suzanne Noël. Nous sommes donc encore loin de la lutte pour les droits des femmes qu’elle mènera activement dans les années 30. Pourtant, à la veille de la Première Guerre mondiale déjà, elle était crainte, moquée, ignorée. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’une femme qui manipule un scalpel représente une menace… celle l’émasculation. Mais loin de se préoccuper des états d’âme des hommes qui l’entourent, Suzanne observe, écoute et entend la souffrance – tant physique que psychologique – des soldats défigurés par la guerre.
Vous l’aurez compris, Suzanne Noël avait un rapport pragmatique à la chirurgie esthétique « Cette machine du corps est fascinante. Je voudrais l’explorer tout entière ». Pour elle, il ne s’agissait de pas de rendre la beauté à ces pauvres hommes mais, tout simplement, de leur rendre la vie. Comment trouver un travail quand on ne ressemble plus à un homme ? Eh oui, la discrimination ne date pas d’aujourd’hui… Bien plus que leur offrir un nouveau visage, Suzanne Noël a recousu leur humanité – ou tout du moins, ce qui fait que la société vous reconnaît en tant que tel. Disons qu’elle leur a donné une seconde chance, un nouveau souffle, de l’espoir.
Et, ainsi, Suzanne Noël transformait son talent individuel en une lutte universelle. Parce qu’après avoir redonné espoir à tant d’hommes, elle choisit de consacrer sa vie aux autres et plus particulièrement à celles des femmes « La chirurgie corrige les effets de la vieillesse, de la pauvreté, de la maladie ou de l’épuisement. Ces femmes retrouvent une vie normale, peuvent chercher un emploi. J’écris en ce moment même un article sur les conséquences psychologiques de ce type d’intervention ». Et voilà pourquoi Suzanne Noël était si avant-gardiste. Cela ne vous rappelle-t-il pas quelque chose ?
Bingo ! Ecore aujourd’hui, les femmes sont relayées au second rang passé un certain âge – Amanda Sthers en parle d’ailleurs bien mieux que nous dans son roman, Lettre d’amour sans le dire ou encore Chloé Delaume dans son livre Le cœur synthétique, prix Médicis 2020. Et cette détresse émotionnelle, Suzanne Noëlle l’avait comprise avant tout le monde. On comprend mieux pourquoi Leïla Slimani a décidé d’en faire une héroïne de BD… Pour Suzanne Noël, la chirurgie réparatrice est un art, un art qu’elle a choisi de mettre au service des autres malgré tous les obstacles qui se sont dressés sur sa route « L’art n’est pas une affaire de technique, c’est la tentative de donner corps à un rêve ». Et ainsi, elle transformait son rêve en réalité. En choisissant de ressusciter ce personnage oublié de l’Histoire, Leïla Slimani et Clément Oubrerie soulèvent à nouveau la question de la place de la femme dans l’Histoire et son rapport à la beauté. Vaste sujet, n’est-il pas ?
Mais attention ! Vous n’avez encore rien vu… À mains nues, le premier tome de la vie de Suzanne Noël par Leïla Slimani et Clément Oubrerie, pose seulement les prémisses du destin extraordinaire qui attendait la jeune chirurgienne. Il lui faudra tout perdre pour enfin atteindre… Non mais vous ne croyiez quand même pas que nous allions vous révéler tous ses secrets ! Pour cela, il faudra attendre le second tome de la BD de Leïla Slimani et Clément Oubrerie… Patience ! Cependant, une chose est sûre… Suzanne Noël n’a décidément pas fini de nous en mettre plein la vue.